1. Le Roi-prophète va nous donner dans ce psaume de grandes et mystérieuses
leçons. Car il n'inviterait pas le monde entier à venir l'entendre, il ne
choisirait pas l'univers pour théâtre, s'il n'avait à nous apprendre de grandes
et imposantes vérités dignes d'être proposées à une si vaste assemblée. Ce n'est
plus seulement aux Juifs qu'il parle comme prophète, il s'adresse comme apôtre,
comme évangéliste, au genre humain tout entier. La loi n'adressait ses
enseignements qu'à une seule nation, dans un seul coin de la terre; mais la
prédication évangélique a retenti sur toute la surface du globe, elle s'est
étendue jusqu'aux extrémités du monde habité et a parcouru autant de contrées
que le soleil en éclaire de ses rayons. Les enseignements de la loi étaient une
introduction élémentaire et comme un ministère de condamnation et de mort;
tandis que la doctrine de la prédication apportait la grâce et la paix. Puisque
le Psalmiste invite tout l'univers à écouter ses paroles, rendons-nous à son
invitation, et voyons ce que veut nous enseigner ce docteur et ce maître du
genre humain. Barbares, ou philosophes, ou simples particuliers, vous faites
donc indistinctement appel à tous les hommes ? Oui, répond-il. Voilà pourquoi il
commence en ces termes : «Peuples, écoutez tous», et il explique sa pensée en
ajoutant : «Vous tous qui habitez la terre, et vous, enfants des hommes.» Quelle
doctrine admirable ! Comme elle convient et s'accommode à tous les esprits !
Aussi ce n'est pas un simple appel fait à tous les hommes, il les invite encore
à écouter ses paroles avec l'attention la plus sérieuse. Il ne leur dit pas
seulement : «Peuples, écoutez tous», mais : «Prêtez l'oreille.» Car prêter
l'oreille ne signifie autre chose qu'écouter avec soin et avec une attention
soutenue. En effet, prêter l'oreille, ou recevoir dans l'oreille, se dit de ceux
qui se parlent à l'oreille, et se recommandent mutuellement d'être attentifs à
ce qu'ils disent. «Prêtez l'oreille, vous tous qui habitez la terre.» Ceux-là
même qui ne font point partie des peuples, mais qui sont mêlés et dispersés
parmi les nations comme des tribus nomades, je les appelle à venir écouter mes
paroles. Voyez l'habileté de l'orateur, il commence par exciter leur attention
et les dispose à entendre ses enseignements en les appelant tous en masse et
sans distinction.
Après cet appel, il réprime l'orgueil que la vue de leur grande multitude
pouvait leur inspirer. En effet, la préparation que les auditeurs doivent
apporter aux enseignements de la sagesse, c'est la componction, l'humilité, un
cÏur libre de toute enflure et de tout sentiment d'orgueil. Et comment
réprime-t-il leur vaine suffisance ? Par le souvenir de leur commune nature.
Pourquoi ajoute-t-il : «Et vous tous enfants des hommes ?» Il venait de dire :
Vous qui habitez la terre ou qui êtes sortis de la terre, et cette expression
aurait pu autoriser cette erreur de la mythologie soutenue par quelques auteurs,
que les hommes sont sortis de semences confiées à la terre. Il se hâte donc
d'ajouter : «Et vous enfants des hommes.» Vos pères sont des hommes, mais ils
ont comme vous la terre pour principe de leur origine. «Comment donc la terre et
la cendre peuvent-elles s'enorgueillir ?" (Si 9,9). Considérez quelle est votre
mère, et que cette considération étouffe en vous tout sentiment d'orgueil.
Abaissez et humiliez ces pensées superbes, considérez que vous êtes poussière et
que vous retournerez en poussière, et vous éloignerez ainsi de vous toute
arrogance; car voilà l'auditeur qu'il me faut. Je veux vous inspirer des
sentiments de modération pour vous rendre plus propres à comprendre mes paroles.
«Riches et pauvres.» Vous voyez quelle est la noblesse et la générosité de
l'Église. Et comment nier cette noblesse, lorsque la différence de condition
n'est point pour elle un motif de faire exception de personne, parmi ses
disciples, mais que nous la voyons répandre indistinctement sa doctrine sur le
pauvre comme sur le riche et les faire asseoir tous deux à une table commune ?
Après avoir montré le lien qui les unit, c'est-à-dire d'avoir la terre pour
commune origine, d'être tous les enfants des hommes, et d'avoir tous une même
nature, il fait voir que la distinction qui ressort de la différence des
conditions sociales est nulle, en les appelant tous indistinctement à écouter
ses paroles. Je vous invite tous en général, parce que nous avons tous une
commune nature, parce que la terre tout entière est notre commune cité. (Ac
17,26). Vous avez encore introduit une autre distinction, et par là même une
autre inégalité fondée sur la pauvreté et la richesse, je les repousse
également. Je n'admets pas les riches en rebutant les pauvres, je n'appelle
point les pauvres en repoussant les riches, je les convoque tous sans
distinction, et dans l'appel que je leur fais, il n'y a ni premiers, ni
derniers, tous sont appelés en même temps. L'assemblée, le discours, les
auditeurs, tout est commun. Vous êtes riche, mais vous n'en êtes pas moins sorti
de la même boue, et vous avez eu la même entrée en ce monde, la même origine que
le pauvre. Vous êtes enfant des hommes, il l'est également.
Puisque donc vous possédez au même titre les avantages d'un ordre supérieur,
ceux qui sont de l'aveu de tous, les premiers et les plus honorables, pourquoi
vous enorgueillir pour des ombres et pour des songes, en sacrifiant à ces
distinctions chimériques les biens réels qui vous sont communs. Vous avez tous
ensemble une communauté de nature, une communauté d'origine, une communauté de
relations; pourquoi donc vouloir vous distinguer par la richesse de vos
vêtements ? C'est ce que je ne puis souffrir, et voilà pourquoi je vous appelle
conjointement avec le pauvre : «Ensemble le riche et le pauvre.» Partout
ailleurs je cherche inutilement cette égalité entre le riche et le pauvre, elle
n'existe ni dans les tribunaux, ni dans les palais, ni dans les réunions
publiques, ni dans les banquets; là, le riche est honoré, le pauvre ne recueille
que le mépris, l'un a toute liberté, l'autre est couvert de honte. «La sagesse
du pauvre est méprisé, et ses paroles ne sont pas écoutées.» (Si 9,16). Le riche
a parlé, et tous applaudissent à ses discours; le pauvre veut ouvrir la bouche,
et on ne lui permet point de parler. (Si 8,27-28). Il n'en est point de même
ici; dans cette assemblée ne veux point de ces distinctions insensées, et je
propose à tous une doctrine commune. Vous voyez la prudence de ce docteur
inspiré, et comment dès l'exorde de son discours, il fait ressortir la grandeur
et l'importance de son enseignement. En appelant tous les hommes
indistinctement, il ne laisse de place ni à l'orgueil du riche, ni à
l'humiliation du pauvre, et il fait voir que les richesses ne sont pas plus un
bien que la pauvreté n'est un mal, mais que ce sont là des choses indifférentes
et purement extérieures. Il m'importe donc peu que vous soyez riches ou pauvres,
la richesse ne vous élève pas plus que la pauvreté ne vous amoindrit à mes
yeux.
Quelqu'un me dira peut-être; mais comment, vous qui n'êtes qu'un homme, dont
la nature n'est point supérieure à la nôtre, portez-vous la prétention jusqu'à
vous ériger en docteur du monde entier, et appelez-vous pour vous entendre les
habitants des extrémités de la terre ? Vos paroles sont-elles dignes d'une si
grande assemblée ? Oui, répond-il; en effet après cette convocation du monde
entier, écoutez comme il rend son discours digne de foi : «Ma bouche dira la
sagesse et les méditations de mon cÏur feront entendre les enseignements de la
prudence.» (Ibid. 4). Un autre interprète traduit : «Mon cÏur chantera les
leçons de la sagesse.» Le texte hébreu porte : Ovagith. Vous voyez comme son
discours s'élève aussitôt au-dessus des choses de la terre. Je ne vous parlerai,
dit-il, ni des richesses, ni des dignités, ni de la puissance, ni de la force du
corps, ni d'aucune autre chose passagère et fragile; mais je vous ferai entendre
le langage exact et précis de la sagesse, que j'ai acquise par de longues et
profondes méditations. «Je prêterai l'oreille pour recevoir les paraboles.»
(Ibid. 5). Suivant un autre interprète : «Je prêterai l'oreille aux paraboles.»
Le texte hébreu porte : Lamasal. «Je développerai sur la harpe le sujet de mes
chants.» Suivant une autre version : «Mes paroles énigmatiques.» L'hébreu porte
: Idathi. Mais où est donc ici la liaison avec ce qui précède ? À la place d'un
docteur, je vois maintenant un disciple. Vous nous appelez à venir recevoir des
enseignements utiles, et lorsque nous avons tous répondu à votre appel et que
nous sommes réunis autour de vous, après que vous nous avez promis de nous faire
entendre les paroles de la sagesse, au lieu de nous tenir ce langage,vous
laissez l'office du docteur pour prendre celui de disciple. «Je prêterai,
dit-il, l'oreille pour entendre la parabole.» Que signifient ces paroles ? Elles
sont parfaitement en rapport avec ce qui précède. Je vais, a-t-il dit, vous
faire entendre le langage de la sagesse; mais que personne ne s'imagine que
c'est un langage humain, et que cette méditation de mon cÏur est une invention
personnelle. Les paroles que vous allez entendre sont divines, je ne dirai rien
de moi-même, et ne vous transmettrai que les enseignements que j'ai moi-même
reçus. J'ai incliné l'oreille pour entendre les paroles de Dieu, et ce sont ces
paroles descendues du ciel dans mon âme que je vous fais entendre à mon tour.
C'est ce qu'Isaïe exprimait en ces termes : «Le Seigneur m'a donné une langue
savante pour distinguer le temps où il faut parler, il a préparé mon oreille à
L'entendre (Is 50,4). Saint Paul dit également de son côté : «La foi vient de ce
qu'on a entendu, et ce qu'on entend vient de la prédication de la parole de
Dieu.» (Rm 10,17) Vous voyez que le Roi-prophète a commencé par être disciple
avant de devenir docteur. Voilà pourquoi un autre interprète traduit : «Et mon
cÏur chantera.» Que signifie cette expression : «Il chantera» ? Il se livrera à
une mélodie toute spirituelle. Ne soyez point surpris de cette expression : «La
méditation de mon cÏur.» Le Roi-prophète méditait continuellement les
enseignements qu'il avait reçus de l'Esprit saint, et les repassait dans son
âme, et ce n'est qu'après de longues méditations qu'il les transmettait aux
autres.
¥Quel est le sens du mot parabole ? Ce mot peut s''entendre diversement; il
signifie un entretien, un exemple, un objet de mépris comme dans ces
paroles : «Tu nous as rendus un objet de mépris pour les nations, les
peuples nous insultent en secouant la tête.» (Ps 43,15) Il signifie encore un
discours énigmatique, auquel plusieurs donnent le nom de question ou de
problème, dont l'objet au lieu de ressortir clairement des paroles, a une
signification mystérieuse et cachée, comme dans ces paroles de Samson : «La
nourriture est sortie de celui qui dévore, et la douceur est venue du fort,» (Jg
14,14), et dans ces autres de Salomon : «Il pénétrera les paraboles et leurs
secrets.» (Pr 1,6). La comparaison s'appelle aussi parabole : «Il leur proposa
une autre parabole en leur disant : Le royaume des cieux est semblable à un
homme qui a semé de bonne semence.» (Mt 13,24). La parabole est encore un
discours figuré : «Fils de l'homme, dit Dieu à Ézéchiel, dis-leur encore cette
parabole : Un aigle énorme avec de grandes ailes.» (Ez 17,1-3). Cet aigle était
la figure du roi. Enfin, le mot parabole signifie encore figure et image, comme
dans ces paroles de saint Paul : «C'est par la foi qu'Abraham, lorsque Dieu
voulut le tenter, offrit Isaac, et sacrifia son fils unique qui avait reçu les
promesses de Dieu, et il lui fut rendu en parabole.» (He 12,17-19), c'est-à-dire
en figure et en image de l'avenir.
3. Quel est donc ici le sens de ce mot ? À mon avis, il signifie narration,
récit. Si les paroles du Roi-prophète sont enveloppées d'obscurité et renferment
d'assez grandes difficultés, n'en soyez point surpris, il agit ainsi pour rendre
ses auditeurs plus attentifs, et il leur parle en parabole parce qu'une trop
grande clarté devient pour un grand nombre une cause d'inattention et de
négligence. C'est ainsi que Jésus Christ parlait souvent au peuple en paraboles,
qu'il expliquait en particulier à ses disciples. (Mc 4,33-34). La parabole, en
effet, sert à discerner celui qui est digne de celui qui ne l'est pas. Le
premier cherche à comprendre le sens des paroles qui lui sont adressées, l'autre
les laisse passer sans y faire attention; c'est ce qui arriva du temps du
Sauveur. La difficulté de comprendre ce qu'Il leur disait, ne les portait
nullement à L'interroger, et ils n'y prêtaient aucune attention. Cependant,
l'obscurité d'un discours qu'on entend est un motif d'en rechercher la
signification. Notre Seigneur Jésus Christ agissait donc de la sorte, et leur
parlait en paraboles pour les exciter, les stimuler et faire sortir de leur
sommeil ces hommes endormis; mais ils n'en devenaient pas plus attentifs. Les
disciples au contraire appliquaient leur esprit aux paroles du Sauveur, et la
difficulté de les comprendre et leur ignorance étaient le principal motif qui
les retenait près de Jésus Christ. Aussi Il leur donnait en particulier
l'explication de ces paraboles. C'est pour la même raison que le Roi-prophète
dit ici : «Je prêterai l'oreille pour recevoir la parabole, je développerai mon
problème sur la harpe.» Un problème est un discours obscur et énigmatique, et
c'est dans ce sens qu'il dit ailleurs : «Je ferai connaître les choses cachées
depuis le commencement du monde.» (Ps 77,2). Plein de confiance dans
l'Inspiration divine, il ne craint pas de dire que son langage est le langage de
la sagesse, et il ajoute : «Je chanterai sur la harpe», pour montrer que sa
doctrine est toute spirituelle, et qu'elle lui a été inspirée d'en haut. Il
enseigne cette doctrine sous la forme de chant, pour donner plus de charme à ses
paroles. Vous connaissez maintenant son exorde. Il a convoqué le monde tout
entier, sans tenir compte des distinctions qui existent entre les hommes, il les
a rappelés au souvenir de leur commune nature, rabattu leurs orgueilleuses
prétentions. Puis il leur annonce de graves et importantes leçons; il n'en est
pas l'auteur, mais elles lui ont été inspirées de Dieu; il les prévient de
l'obscurité de ses paroles pour les rendre plus attentifs, et il nous promet de
nous enseigner la sagesse spirituelle, sujet continuel de ses méditations.
Apportons donc une grande attention, et ne passons pas légèrement sur ses
paroles. Puisque c'est ici le langage de la sagesse, une parabole, un problème,
il faut y apporter un esprit des plus attentifs.
Mais quel est ce conseil, ce problème, cette parabole, cette sagesse qui lui
a été inspiré du ciel ? «Pourquoi craindrai-je au jour mauvais ?» Un autre
interprète traduit : «Dans les jours du méchant.» Un autre : «Dans les jours du
mauvais.» La version syriaque porte : «Rha. D'être enveloppé de l'iniquité de
mes voies.» (Ibid. 7). Une autre version porte : «De mes pas. Le texte hébreu :
Aon accabai isubbani. Vous voyez en effet que c'est ici un problème, une énigme,
un discours obscur, mystérieux et caché. Examinons d'abord, si vous le voulez,
quel est ce jour mauvais; qu'est-ce que l'Écriture entend par là ? Un jour de
calamités, un jour de supplices, un jour d'afflictions. C'est ainsi que l'entend
lui-même le Psalmiste dans cet autre endroit : «Heureux celui qui veille avec
intelligence sur le pauvre, au jour mauvais le Seigneur le délivrera.» (Ps 40,1)
Tel est ce jour qui sera si terrible et si redoutable pour les pécheurs. Vous
voyez quel est le premier principe de la Sagesse divine, et comment la parole
inspirée définit avec précision ce qui est digne de crainte et ce qui mérite
condamnation. Celui qui ne fait point cette distinction essentielle, reste dans
de profondes ténèbres, toutes choses sont pour lui confuses et sans aucune
issue. Si nous ne savons distinguer en effet, quels doivent être les véritables
objets soit de notre crainte, soit de notre mépris, nous nous exposons à de
grandes erreurs et à des dangers certains. Ne serait-ce pas une insigne folie de
redouter ce qui n'est nullement digne de crainte, et de rire de ce que nous
devrions sérieusement redouter ? Ce qui distingue les hommes des enfants, c'est
que les enfants dont l'intelligence n'est pas encore développée, ont peur des
figures déguisées, des hommes qui se couvrent d'un sac, et qu'en même temps, ils
sont insensibles aux outrages faits à leur père et à leur mère, se jettent au
milieu du feu et des lampes allumées, sont saisis d'effroi au plus léger bruit;
tandis que les hommes faits sont supérieurs à toutes ces impressions. Mais comme
il en est beaucoup qui sont moins raisonnables que les enfants, le Roi-prophète
leur enseigne à faire ce discernement. Ce qu'il faut craindre, ce n'est pas ce
qui est pour la plupart un objet de terreur et d'effroi, je veux dire la
pauvreté, le mépris, la maladie (car voilà ce qui est non seulement terrible,
mais écrasant et insupportable pour un grand nombre; aussi le Psalmiste n'en dit
pas un mot). Mais le péché seul; voilà le sens de ces paroles : «Je serai
enveloppé par l'iniquité de mes voies.» C'est là ce discours énigmatique, cette
parabole nouvelle et singulière. N'est-ce pas une véritable nouveauté pour un
grand nombre en effet, que de venir leur dire qu'ils ne doivent craindre aucun
des accidents fâcheux de cette vie ? Que devrai-je donc craindre au jour mauvais
? Une seule chose, c'est d'être enveloppé de l'iniquité de mes voies et de ma
vie. L'Écriture sainte a coutume de désigner la fraude sous la figure du talon :
«Celui qui mangeait avec moi, dit ailleurs le Psalmiste, a levé le talon contre
moi.» (Ps 40, 10). Ésaü disait aussi de Jacob : «C'est la seconde fois
qu'il me supplante.» Telle est, en effet, la nature du péché, il nous et séduit
s'empare de nous. Je crains donc, dit le Roi-prophète, le péché qui me trompe et
qui m'enserre de toutes parts.
4. Voilà pourquoi saint Paul dit du péché qu'il est autour de nous,
c'est-à-dire qu'il nous environne et nous enserre avec une extrême facilité, et
sans que nous y prenions garde. Dans les jugements de la terre, mille choses
sont à craindre pour les hommes, l'influence des richesses, la puissance,
l'injustice, la fraude. Ici rien de semblable, une seule chose est à redouter,
c'est le péché qui presse de tous côtés ceux qui s'y laissent prendre et dont la
puissance est plus terrible que celle des armées. Faisons donc les derniers
efforts pour ne point devenir sa proie. Dès que nous voyons qu'il veut nous
saisir, fuyons les occasions, comme font les soldats aguerris. Si par malheur il
réussit à nous rendre captifs, rompons aussitôt ses chaînes à l'exemple de David
qui brisa toute la force du péché par la pénitence. (2R 12,13). Il était
littéralement environné par le péché, mais il ne tarda point à fuir cet ennemi
cruel. Celui qui craindra le péché ne craindra plus rien autre chose, et sous
l'impression salutaire de cette seule crainte, il se rira des biens comme des
maux de la vie présente. Non, rien absolument n'est à redouter pour celui qui
est dominé par cette crainte, pas même la mort qui inspire le plus d'effroi; il
ne craint que le péché. Et pour quel motif ? Parce qu'il nous livre aux feux de
l'enfer, parce qu'il nous dévoue à d'éternels supplices. La fidélité à seul
point est encore un principe fécond de vertus. Considérez combien il est grand
en effet de ne point s'enfler de la prospérité, de ne point se laisser abattre
par l'adversité, de n'attacher aucune importance aux choses de la vie présente,
de contempler les biens futurs, d'attendre ce jour de l'éternité et d'être
toujours sous l'impression de cette crainte. Ne redoutez que le péché et vous
serez un ange; cette seule crainte vous affranchira de toutes les autres, comme
aussi sans elle, vous serez en proie à des terreurs continuelles.
«Ceux qui se confient dans leur puissance et qui se glorifient dans la
multitude de leurs richesses.» (Ibid. 7). Suivant une autre version : «Ceux
qui s'enorgueillissent.» &emdash; «Le frère ne pourra racheter son frère, un
homme le rachètera-t-il ? Il ne pourra apaiser Dieu ni Lui offrir le prix de la
rançon de son âme.» (Ibid. 8). Où est ici la suite des idées ? Elle est on ne
peut plus étroite et plus frappante. Le Roi-prophète venait de parler du
jugement, du compte terrible que nous devons y rendre et de cette sentence que
rien ne peut corrompre. Or, comme dans les jugements de la terre il en est
beaucoup qui ont corrompu la justice et qui ont échappé au supplice en achetant
les juges à prix d'argent, il proclame que la Justice divine est inaccessible à
toute corruption, et il augmente la crainte qu'il a cherché à inspirer en
montrant qu'il a eu raison de dire qu'il n'y avait qu'une seule crainte
légitime, celle qui vient du péché. Car, devant ce tribunal, la justice ne peut
être corrompue à prix d'argent, les présents ne peuvent délivrer des supplices
de l'enfer, et il n'y a ni protection, ni éloquence, ni aucun autre moyen
capable de nous sauver. Soyez riche, soyez puissant, soyez connu de personnages
influents, tout cela sera inutile, les Ïuvres seules seront ici la cause de
votre châtiment ou de votre récompense. Le riche du temps de Lazare était
renommé par ses grandes richesses, mais à quoi lui ont-elles servi ? (Lc 16).
Les vierges folles étaient connues d'autres vierges, et cette connaissance leur
fut tout à fait inutile (Mt 25); car on ne demande là qu'une seule chose. Vous
donc qui mettez votre confiance dans vos richesses, et qui êtes environné de
puissance, c'est en pure perte que votre cÏur s'enfle d'un vain orgueil; ni la
multitude de vos trésors, ni la grandeur de votre puissance ne vous suivront
devant ce tribunal, et vos connaissances, vos parents, vos relations seront
impuissants pour vous délivrer. Il n'y a point de richesses, point d'expiation,
point de rançon capables alors de vous sauver. Que signifient donc ces paroles
de l'Écriture : «Employez les richesses injustes à vous faire des amis,
afin qu'ils vous reçoivent dans les demeures éternelles ?» (Lc 16, 9). Quel peut
être le sens de ces paroles ? Loin d'être en contradiction ou en opposition avec
celles du Roi-prophète, elles leur donnent une nouvelle confirmation. Dans la
vie présente, nous devons nous faire des amis par nos largesses, et en
distribuant nos biens aux pauvres. Le Sauveur nous recommande donc simplement de
faire d'abondantes aumônes. Car si vous sortez de cette vie sans avoir suivi
cette recommandation, vous ne trouverez alors aucun défenseur. En effet, ce
n'est point précisément l'amitié des pauvres qui nous protégera, mais la cause
de cette amitié, c'est-à-dire les richesses que nous leur aurons distribuées.
C'est pour cela que notre Seigneur nous dit : «Faites-vous des amis avec
vos richesses injustes», pour vous apprendre que ce sont vos Ïuvres, vos
aumônes, votre charité, votre compassion pour les indigents qui seront alors
votre appui. Sans ces Ïuvres, ni vos parents ni vos amis ne pourront vous être
utiles, au témoignage du prophète : «Si Noé, Daniel] et Job intercèdent en
leur faveur, ils ne délivreront ni leurs fils, ni leurs filles.» (Ez 14,14-16).
Mais pourquoi parler de la vie future ? Pendant le cours de cette vie même, nos
amis ne peuvent nous servir de rien. Combien Samuel n'a-t-il pas versé de
larmes, combien n'a-t-il pas gémi sur Saül, sans pouvoir le sauver ! (1R 15,35).
Combien Jérémie a-t-il prié pour son peuple ! Et loin d'obtenir ce qu'il
demandait, Dieu lui fit un reproche de sa prière. (Jr 14, 7-11). Et qu'y a-t-il
d'étonnant que Jérémie n'ait pu rien obtenir, lorsque Dieu déclare que Moïse
lui-même, s'il s'était présenté devant Lui, n'aurait pu sauver les Juifs, (Jr
15,1), tant ils avaient porté loin l'excès de leurs iniquités sans rien faire
pour les réparer ?
5. Combien encore le triste état des Juifs a-t-il causé des gémissements à
l'apôtre saint Paul ! «La disposition de mon cÏur, nous dit-il, et mes prières à
Dieu sont toutes pour leur salut.» (Rm 10,1). Cependant quel a été l'effet de sa
prière ? Il a été absolument nul. Et que dis-je, sa prière ? Il a même désiré
d'être anathème pour ses frères. (Rm 9, 3). Mais quoi donc ? Faut-il en conclure
que les prières des saints soient inutiles ? Non sans doute, mais leur grande
puissance vient de l'appui que vous leur donnez vous-mêmes. C'est ainsi que
Tabithe fut ressuscitée non seulement par la prière de Pierre, mais par la vertu
de ses propres aumônes, et c'est de cette même manière que les prières des
saints ont été utiles à un grand nombre. Et encore la puissance de ces prières
est-elle restreinte à la vie présente, car dans l'autre vie nos bonnes Ïuvres
seules peuvent assurer notre salut. Le Roi-prophète se rit ici des riches et des
orgueilleux de la terre. Et remarquez qu'il ne dit pas :«Ceux qui possèdent
de grandes richesses ou qui sont revêtus d'une grande puissance, mais :
«Ceux qui se confient dans la multitude de leurs richesses et qui se glorifient
dans leur puissance»; et il se moque d'eux en même temps qu'il les condamne,
parce qu'ils mettent leur confiance dans des ombres, et leur gloire dans une
vaine fumée. Rien de plus juste que cette pensée : «Il ne paiera point le
prix de la rançon de son âme, car le monde entier lui-même ne pourrait suffire à
sa rançon». C'est ce qui faisait dire à notre Seigneur : «Que sert à
l'homme de gagner tout l'univers, s'il vient à perdre son âme ?» (Mt 16,26).
Voulez-vous une nouvelle preuve que le monde entier ne peut payer la rançon
d'une seule âme, écoutez ce que dit saint Paul des saints de l'ancienne
loi : «Ils ont mené une vie errante, couverts de peaux de brebis et de
peaux de chèvres, pauvres, affligés, persécutés, eux dont le monde n'était pas
digne.» (He 11,37-38). Car le monde n'existe que pour l'âme. De même donc qu'un
père ne voudrait point accepter une maison en place de son fils, ainsi Dieu ne
peut recevoir le monde pour prix d'une âme; ce sont de bonnes Ïuvres et des
vertus qu'Il demande. Voulez-vous comprendre la grandeur du prix de nos âmes ?
Lorsque le Fils de Dieu voulut les racheter, ce n'est ni un homme, ni la terre,
ni la mer, mais son Sang précieux qu'Il offrit pour sa rançon. C'est ce que
saint Paul exprimait en ces termes : «Vous avez été rachetés d'un grand prix, ne
devenez point les esclaves des hommes». (1Cor 7,23) Vous voyez donc la grandeur
du prix de votre âme. Or, lorsque vous avez perdu une âme achetée si cher,
comment pourrez-vous la racheter ? «Car Jésus Christ ressuscité des morts, ne
meurt plus.» (Rm 6, 9). Comprenez-vous maintenant le prix et la dignité de votre
âme ? Qu'elle soit donc l'objet de tous vos soins, et gardez-vous de la rendre
de nouveau captive.
«Il a travaillé pour l'éternité, et il vivra éternellement.» (Ibid. 10). Un
autre interprète traduit : «Et il s'est reposé pour l'éternité.» Un
autre : «Lorsqu'il sera mort pour le monde, il vivra pour l'éternité.»
Après avoir parlé des riches, des puissants, et montré l'inutilité de leurs
richesses et de leur puissance, le Psalmiste en vient à ceux qui ont vécu dans
la pratique de la vertu, au milieu des travaux et des tribulations, pour
encourager au combat les athlètes de la vraie philosophie. Ne m'énumérez point,
semble-t-il dire, leurs travaux, leurs afflictions, leurs peines, mais
considérez quel en est le fruit; l'homme est immortel, et il a en perspective
une vie immortelle et qui ne doit jamais finir. Ne vaut-il donc pas beaucoup
mieux acheter au prix de courtes épreuves un bonheur éternel, que de se dévouer
pour une légère satisfaction à des supplices sans fin ? Il nous montre ensuite
que les récompenses et les couronnes ne sont pas le partage exclusif de la vie
future, mais que nous en avons les prémices dès la vie présente. «Il ne
regardera pas comme une mort la fin des hommes sages.» Ne me dites donc
pas : Vous ne me promettez que des biens futurs, car dès maintenant je vous
donne le gage et les arrhes de ces couronnes et de ces récompenses. Comment et
de quelle manière ? Parce que le vrai philosophe, que les espérances des biens
futurs élèvent au-dessus de la terre, n'estime pas que la mort soit une
véritable mort. Il voit étendu sous ses yeux le corps d'un homme qui vient
d'expirer; ses impressions sont bien différentes de celles du grand nombre,
parce qu'il songe intérieurement aux couronnes, aux récompenses, à ces biens
immuables que l'Ïil de l'homme n'a point vus, que son oreille n'a pas entendus,
à cette vie de bonheur que nous devons mener avec les chÏurs des anges . (1Cor
2,9) Lorsque le laboureur voit se corrompre le blé qu'il a confié à la terre, il
n'en ressent ni découragement ni tristesse; loin de là, il en éprouve du
contentement et de la joie, parce qu'il sait que cette dissolution est le
principe d'une reproduction meilleure et le fondement d'une fécondité bien plus
abondante. Ainsi, le juste qui met sa gloire dans ses bonnes Ïuvres et vit tous
les jours dans l'attente du royaume des cieux, n'éprouve à la vue de la mort
qu'il a sous les yeux, ni le trouble, ni la tristesse, ni l'affliction auxquels
la plupart s'abandonnent, car il sait que la mort, pour ceux qui ont vécu dans
la pratique de la vertu, n'est qu'une transition, un passage à une vie
meilleure, et comme un voyage qui a pour but les couronnes éternelles. Mais de
quels sages le Roi-prophète veut-il parler ici ? Ce n'est point des vrais sages,
mais de ceux qu'on regarde comme tels. Je crois qu'il a ici en vue les sages
selon le monde dont il se moque, parce que tout en se disant sages, ils ne sont
que des insensés, (Rm 5,24), eux qui n'ont point compris la vérité de la
résurrection. Lors donc qu'il verra ces sages du monde mourir au milieu des
gémissements, des larmes, des sanglots, il n'éprouvera aucune de ces tristes
impressions, il sera inaccessible aux traits de la douleur, parce qu'il est
plein des espérances immortelles et qu'il sait que la mort n'est point
l'anéantissement de notre nature, mais qu'elle ne fait que détruire la mortalité
et la corruption. La mort, en effet, ne détruit pas à tout jamais le corps, elle
n'en détruit que la partie périssable. La nature du corps demeure pour
ressusciter avec une gloire beaucoup plus éclatante, gloire qui ne sera point le
partage de tous les hommes. La résurrection sera générale, mais la résurrection
glorieuse ne sera le partage que de ceux qui ont vécu saintement. «Les stupides
et les insensés mourront, et leurs richesses passeront à des étrangers.» (Ibid.
11) «Leurs tombeaux seront leur demeure pour l'éternité, et leur séjour de
siècle en siècle, ils ont appelé la terre de leur nom.» (Ibid. 12). Un autre
interprète traduit : «Les choses qui sont dans leurs demeures pour l'éternité.»
Un autre : «Leurs demeures pour l'éternité donnant leurs noms à leurs
terres.» L'hébreu : Aleadamoth.
6. Voyez-vous comment le Roi-prophète nous détache du mal et de la cupidité,
non seulement par la considération de l'avenir, mais par le spectacle de ce qui
arrive dans la vie présente ? C'est ainsi qu'il réprime la folle passion
d'amasser des richesses, et prouvé par les faits eux-mêmes qu'il a raison de
traiter d'insensés ceux qui soupirent avec tant d'ardeur après les biens de la
terre. Est-il, dites-moi, une folie comparable à celle de l'homme qui se
fatigue, qui se tourmente et qui amasse d'immenses richesses pour que d'autres
jouissent du fruit de ses travaux ? Quoi de plus triste que de voir cet homme
qui meurt sans avoir recueilli autre chose de ses efforts que des sueurs et des
peines, et qui laisse à d'autres la jouissance de toutes ses richesses ? Et ce
n'est point à ses parents ou à ses amis, mais à ses rivaux et à ses ennemis ?
Aussi le Psalmiste ne dit pas : «Ils laisseront leurs richesses à d'autres,
mais : «Ils les laisseront à des étrangers.» Quel est le sens de ces
paroles : «Le stupide et l'insensé mourront de la même manière» ? C'est-à-dire
ils mourront comme ceux dont il vient d'être question. Il veut parler ici des
impies qui sont plongés tout entiers dans les biens de la vie présente, et ne
songent pas aux choses de l'éternité; c'est pour cela qu'il les traite
d'insensés. Car puisque ces biens ne peuvent vous suivre après cette vie,
pourquoi vous fatiguer et vous tourmenter pour amasser de toutes parts des
richesses, qui sont pour vous la cause de si grandes peines et ne pas en
recueillir le fruit ?
«Et leurs tombeaux seront leurs demeures pour l'éternité.» En parlant de la
sorte, le prophète se conforme à leur manière de voir. «Leur sépulture sera leur
demeure de siècle en siècle, ils ont appelé leur terre de leur nom.» Quoi de
plus insensé que de regarder les tombeaux comme notre demeure pour l'éternité,
et de mettre notre gloire dans ces vaines constructions ? N'en voyons-nous pas
un grand nombre en effet, qui construisent des tombeaux plus magnifiques que des
palais? Or, en faisant ces folles dépenses, ils travaillent pour des ennemis, et
se donnent des peines infinies pour les vers et pour la cendre. Car telle est la
préoccupation de ceux qui n'ont point l'espérance des biens futurs. Mais n'ai-je
pas sujet de déplorer qu'un grand nombre de ceux qui ont ces espérances imitent
la conduite de ceux qui n'espèrent rien après cette vie; qu'ils construisent des
tombeaux, élèvent de splendides monuments, prodiguent et enfouissent leur or, et
laissent à d'autres leurs richesses; en cela mille fois plus coupables que les
premiers ? En effet, la conduite de celui qui n'a aucune espérance après cette
vie est contraire à la raison, je le veux; cependant, comme il n'attend rien
après la mort, on conçoit qu'il concentre tous ses efforts et ses travaux dans
les choses de la vie présente. Mais vous qui connaissez la vie future, ses biens
ineffables et cette promesse de l'Évangile : «Les justes brilleront comme
le soleil;» (Mt 13,43), quel pardon méritez-vous, quelle justification vous est
possible, de quel juste supplice n'êtes-vous pas digne en prodiguant tout ce que
vous possédez pour construire des Ïuvres de poussière et de cendre, des
monuments pour des adversaires, pour des ennemis ?
«Ils ont appelé leurs terres de leur nom.» Voici un autre genre de folie; ils
donnent leurs noms et leurs titres à leurs demeures, à leurs propriétés, à leurs
salles de bains. Cette vaine satisfaction est pour eux une grande consolation,
et ils poursuivent ainsi l'ombre pour la vérité. Si vous voulez immortaliser
votre souvenir, ô homme, n'inscrivez pas votre nom ou vos titres sur vos
demeures, mais élevez des trophées composés de vos bonnes Ïuvres, qui
préserveront ici-bas votre nom de l'oubli et vous mériteront dans la vie future
un éternel repos. Désirez-vous laisser une mémoire impérissable, je vous
enseignerai la voie véritable et qui vous conduira directement au but; que la
vertu soit votre unique objet. Car rien n'assure l'immortalité à notre nom comme
la vertu, témoins les martyrs, témoins les apôtres, témoins les glorieux
souvenirs de ceux dont la vie a été vertueuse et sainte. Combien de rois ont
fondé des villes, construit des ports, auxquels ils ont donné leurs noms; ils
sont morts, et à quoi tout cela leur a-t-il servi ? Leur mémoire est ensevelie
dans l'oubli le plus complet; tandis qu'un simple pêcheur, Pierre, qui n'a
entrepris aucune de ces Ïuvres éclatantes, pour avoir fait de la vertu son
unique objet et pris possession de la ville impériale, a laissé même après sa
mort, une mémoire plus éclatante que le soleil. Votre conduite à vous, au
contraire, est tout à la fois ridicule et honteuse, car non seulement ces
monuments ne vous donneront aucune célébrité, mais feront de vous l'objet de la
risée générale. En effet, ces monuments sont comme des trophées, des colonnes
destinées à perpétuer en dépit des temps le souvenir de votre avarice.
«Mais l'homme au milieu de sa grandeur n'a pas compris sa destinée, il est
devenu comme les animaux sans raison et il s'est fait semblable à eux.» (Ibid.
13). Le prophète me paraît déplorer ici le triste sort de l'homme, de cet être
doué de raison, à qui Dieu a donné l'empire du monde, et qui s'abaisse et
s'avilit jusqu'à la condition des animaux, qui travaille pour la vanité, détruit
l'Ïuvre de son salut, poursuit une ombre de gloire, se rend esclave de
l'avarice, et se consume en efforts inutiles. La gloire de l'homme, c'est de
pratiquer la vertu, c'est de méditer les biens futurs, c'est de diriger tous ses
efforts vers la vie éternelle, et de mépriser les biens de la vie présente. La
vie des animaux sans raison ne dépasse pas les limites du temps, la nôtre au
contraire a pour but une autre vie meilleure et qui n'a point de fin. Ceux qui
n'ont aucune idée de cette vie sont pires que des animaux, et avec eux, ceux qui
vivent dans la corruption du crime. Ils sont semblables à des serpents, à des
scorpions, à des loups pour leur méchanceté et à des chiens pour leur
impudence.
7. Quoi de plus insensé, dites-moi, que de s'appliquer tout entier à élever
des tombeaux, des mausolées, et d'être remplis d'admiration en apprenant que
d'autres ont donné leur nom à ces monuments ? La vertu seule peut immortaliser
notre mémoire, et non des monuments, des statues, des enfants, ou tout autre
chose semblable. Les monuments sont l'Ïuvre de l'architecte, les statue l'Ïuvre
du sculpteur, les enfants l'Ïuvre de la nature, mais votre mémoire n'a rien ici
à revendiquer. Aussi le Prophète compare-t-il aux animaux l'homme qui s'oublie à
ce point, parce qu'en se soumettant au joug de la stupidité, il descend
au-dessous des animaux sans raison. L'animal, en effet, a son utilité, et peut
être employé à la culture des champs, mais l'homme qui cesse d'être dirigé par
la raison devient en cela pire que les animaux. Le Prophète vient de faire voir
la grossièreté d'esprit de ces hommes, leurs inclinations terrestres et
abjectes, l'inutilité de leurs efforts pour amasser des richesses : à
l'exemple des prophètes, il rappelle le souvenir des Bienfaits de Dieu comme
circonstance aggravante de leurs crimes. Isaïe, en effet, sur le point d'accuser
les Juifs, rappelle les marques d'honneur dont Dieu les a comblés : «J'ai
nourri des enfants, Je les ai élevés, et ils n'ont eu pour Moi que du mépris.»
(Is 1, 2). Ici, le Roi-prophète rappelle aussi dans la même proposition les
bienfaits que les hommes ont reçus de Dieu : «L'homme élevé en honneur, n'a
point compris.»
Quel est cet honneur ? Écoutez ce qu'il dit dans un autre psaume : «Tu
l'as abaissé un peu au-dessous des anges, Tu l'as couronné de gloire et
d'honneur.» (Ps 8, 6) Il fait voir ensuite quel est cet honneur en
ajoutant : «Tu as tout mis à ses pieds, les troupeaux, les animaux des
champs, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer qui se meuvent dans les
eaux.» (Ibid. 8,9). C'est en effet le plus grand honneur que Dieu pût accorder à
l'homme que de lui donner la puissance sur toutes les créatures visibles, sans
qu'il eût mérité en rien cette faveur. Car c'est avant de créer l'homme que Dieu
se dit à Lui-même : «Faisons l'homme à notre Image et à notre
Ressemblance.» (Gn 1,26). Et il explique le sens de ces paroles : «à notre
Image,» en ajoutant plus loin : «Qu'ils dominent sur les poissons de la
mer, sur les oiseaux du ciel et sur les animaux de la terre.» Ainsi, Dieu a
rapproché de Lui par le lien de l'intelligence, et a élevé au-dessus de tous les
animaux en lui donnant une âme raisonnable, l'homme dont la taille mesure à
peine trois coudées et dont la force corporelle est bien inférieure à celle des
animaux; n'est-ce pas la plus grande marque d'honneur qu'il pût recevoir ? C'est
Dieu qui a inspiré à l'homme de bâtir des villes, de traverser les mers, de
cultiver la terre, d'inventer les arts, de dompter les bêtes féroces. Et ce qui
est bien au-dessus de tous ces dons, Il S'est fait connaître à lui, Il lui a
enseigné la pratique de la vertu et le discernement du bien et du mal. Seul de
toutes les créatures visibles, il s'élève jusqu'à Dieu par la prière, seul il
reçoit les Révélations divines, seul il connaît une multitude de vérités
mystérieuses, seul il est instruit des secrets des cieux. C'est pour lui que la
terre existe, pour lui que le ciel a été créé, pour lui que le soleil et les
astres brillent au firmament, pour lui que la lune accomplit son cours, pour lui
que les saisons se succèdent, pour lui que Dieu a créé les fruits, les plantes,
et tant d'espèces différentes d'animaux. C'est pour lui qu'Il a fait le jour et
la nuit, pour lui que les prophètes et les apôtres ont été envoyés sur la terre,
pour lui que Dieu a souvent député ses anges. Pourquoi nous étendre davantage ?
Car on ne peut tout dire. C'est pour lui que le Fils unique de Dieu S'est fait
homme, qu'Il a été crucifié, enseveli, et qu'ont été accomplis tous ces prodiges
étonnants qui ont suivi sa résurrection. C'est pour lui encore que la loi a été
donnée, pour lui que le paradis a été ouvert, pour lui que Dieu a permis le
déluge, car c'est un insigne honneur pour l'homme d'être rappelé à la pratique
du bien par les châtiments comme par les bienfaits. C'est donc dans son intérêt
que tant d'événements se sont accomplis dans les temps anciens. C'est encore par
honneur pour l'homme que le jugement à venir doit avoir lieu. Voilà pourquoi Job
disait : «Qu'est-ce que l'homme pour que Tu l'appelles en jugement avec Toi
?» (Jb 14, 3). Ce que le Psalmiste dit ailleurs dans les mêmes termes :
«Qu'est-ce que l'homme pour que Tu Te souviennes de lui ?» (Ps 8,5). C'est
encore dans l'intérêt de l'homme que le Fils unique de Dieu doit venir pour
verser sur lui l'abondance de tous les biens. Il l'a déjà comblé de grâces par
le baptême, par les sacrements, par une autre initiation mystérieuse, et Il a
rempli la terre de beaucoup d'autres merveilles. Mais Il nous a promis des biens
plus précieux encore : le royaume des cieux, la vie éternelle, où Il nous
rendra les héritiers de son royaume et de son trône, (Rm 8,7); vérité que saint
Paul proclamait en ces termes : «Si nous souffrons avec Lui, nous régnerons
avec Lui.» (2Tm 2,12). En considérant ces glorieuses prérogatives, le
Roi-prophète n'a-t-il pas le droit de comparer aux animaux sans raison ceux qui
ont déshonoré par leurs vices cette noblesse divine et l'ont abaissée jusqu'aux
instincts de la brute ? C'est ce que font souvent les autres prophètes pour
couvrir de honte par cette comparaison pécheur effronté. «Ils sont devenus comme
des chevaux qui hennissent après des cavales», dit l'un d'eux. (Jr 5, 8). «Le
bÏuf connaît celui à qui il appartient, et l'âne l'étable de son maître», dit un
autre, (Is 9,3); et tous deux s'expriment plus énergiquement que le
Roi-prophète. David, en effet, se contente de dire : «Il a été comparé aux
animaux sans raison, et il leur est devenu semblable.» Isaïe au contraire
déclare qu'ils ont été plus déraisonnables que les animaux, «car eux du moins,
dit ce prophète, connaissent leur maître, mais pour Israël, il ne M'a point
connu.»
¥8. Ailleurs le Sage, pour montrer que le fainéant et le paresseux qui
languit dans l'oisiveté est au-dessous des fourmis, le renvoie à ces petits
animaux pour apprendre à travailler : «Paresseux, lui dit-il, va vers la
fourmi et considère ses voies. Elle n'a ni champ cultivé, ni personne qui la
force de travailler, ni maître pour lui commander. Cependant elle prépare sa
nourriture dans l'été, et amasse sa provision durant la moisson.» (Pr 6,6-8).
Ailleurs il lui dit : «Allez vers l'abeille, et apprenez d'elle combien
elle aime le travail. Son fruit l'emporte sur ce qu'il y a de plus doux, et les
rois et les particuliers recherchent pour leur santé le produit de ses travaux.»
(Si 11,3). Un autre prophète va jusqu'à dire : «Vos princes sont comme les
loups d'Arabie.» (So 3, 3). Un autre :«Vous vous êtes assis dans le désert
comme la corneille.» (Jr 3,2). Et le fils de Zacharie ne craint pas de dire aux
Juifs : «Serpents, race de vipères, qui vous a montré à fuir la colère qui
s'approche?» (Mt 3,7). Un autre leur dit encore : «Ils ont brisé les Ïufs
d'aspic, et ourdi des toiles d'araignée.» (Is 59,5). Le même Roi-prophète dit
ailleurs : «Le venin des aspics est sous leurs lèvres.» (Ps 139,4). Et
ailleurs encore : «Leur fureur est semblable à celle du serpent.» (Ps
57,5). Tel est en effet le caractère du vice, il abaisse et dégrade jusqu'au
rang de la bête l'homme le plus élevé, fût-il au dessus de tous ses semblables
et couronné de mille diadèmes. Voilà pourquoi le Roi-prophète, après avoir
choisi deux espèces particulières de vices, et laissé à ses auditeurs le soin de
suppléer les autres, stigmatise ceux qui en sont esclaves. Car quoi de plus
insensé que la conduite d'un homme qui parcourt inutilement la terre et se
consume en efforts superflus pour amasser au péril même de sa vie d'immenses
richesses dont il ne doit point jouir, et qu'il laissera à des inconnus, souvent
à des adversaires et à des ennemis ? Remarquez la justesse de ces
expressions : «Ils laisseront leurs richesses à des étrangers.» Car, encore
une fois, quelle folie plus grande que de réserver pour soi les travaux et les
péchés inséparables del' acquisition des grandes richesses) et d'en laisser à
d'autres la jouissance ?
À cet amour effréné de l'argent, le Roi-prophète joint le vice de la vaine
gloire qu'il condamne non moins sévèrement : «Ils ont donné leurs noms à
leurs terres.» Qu'y a-t-il encore de plus contraire à la raison que de confier
le souvenir de son nom et sa propre gloire à des pierres, à du bois, à une
matière inanimée ? Ils ont enlevé à des familles entières les biens qu'elles
possédaient, ils ont dépouillé les veuves, pillé les orphelins, afin de
construire pour les vers une splendide demeure et élever à la corruption de
magnifiques monuments, dans la pensée que ces constructions éterniseront la
mémoire de leur nom; tandis qu'elles ne pourront même arrêter longtemps la
dissolution de leur corps. «Cette voie par laquelle ils marchent, leur est une
occasion de scandale.» (Ibid. 4). Quelle est cette voie ? Ces soins empressés,
ces vains travaux, cette passion insensée des richesses, cet amour insatiable de
la gloire, voilà ce qui avant les châtiments de l'autre vie, devient pour eux
ici-bas une occasion de scandale et de ruine. Cette voie n'est donc pas pour la
pratique de la vertu un léger empêchement, une petite difficulté, un obstacle
sans importance. Aussi, voyez comment le prophète s'exprime : «Cette voie
est pour eux une occasion de scandale.» C'est-à-dire ils s'enchaînent eux-mêmes
et se créent des obstacles qui les empêchent d'avancer. «Et ils ne laissent pas
néanmoins de s'y complaire.» Voilà pour eux le comble du malheur et la cause de
tous les autres maux. Ceux qui se rendent coupables de ces vices et qui poussent
jusque là l'excès de la folie, se proclament heureux et dignes d'envie et ils se
complaisent dans leurs mauvaises actions. Or, considérez combien ces éloges
donnés au vice fortifient dans ceux qui le commettent l'inclination qu'ils ont
au mal. Quelquefois, malgré le blâme, la honte, la réprobation qui s'attachent
au vice, malgré le châtiment que lui inflige le témoignage des hommes vertueux,
malgré le supplice d'une conscience déchirée par le remords, enfin, malgré la
haine publique, le mal cependant se fortifie avec audace et grandit de jour en
jour. À quels excès donc ne s'emportera-t-il pas lorsque loin de rencontrer sur
son chemin aucun obstacle, il n'aura à redouter ni accusateur, ni remords de la
conscience, ni reproches amers, ni repentir, ni honte, ni pleurs, ni larmes
lorsqu'au contraire ceux qui le commettent se décernent des applaudissements et
des éloges, se croient meilleurs que les autres, et se vantent des crimes qu'ils
ont commis; car c'est le sens de ces paroles : «Ils s'applaudissent de leur
conduite.» Leur extravagance et leur folie vont si loin qu'après avoir assouvi
leurs passions, et lorsque la vue de leurs crimes devrait les couvrir de honte,
ils s'en réjouissent, ils s'en glorifient, ils s'y complaisent. Telle est la
nature du péché; avant qu'on le commette, il voile sa propre laideur, il cache
ce qu'il a de criminel sous les charmes de la volupté. Mais dès qu'il est
commis, et que l'ivresse de la volupté a fait place aux remords de la conscience
qui infligent à la raison le châtiment qu'elle mérite, on voit alors dans toute
leur étendue les tristes conséquences du péché. Ceux au contraire dont parle le
prophète, non contents d'avoir satisfait leurs désirs, à la vue de cet amas de
richesses, de ces tombeaux construits à grands frais, de tous ces monuments
élevés par la vanité, au lieu d'ouvrir leur cÏur à la componction et aux
gémissements après l'accomplissement de leurs desseins criminels, sont atteints
d'un mal beaucoup plus dangereux. Il n'y a en eux aucune espérance de remède,
que reste-t-il donc à Dieu sinon d'accomplir à leur égard les devoirs de sa
justice?
9. Ceux qui se condamnent les premiers pour les crimes qu'ils ont commis,
préviennent la Sentence divine et l'évitent par ce moyen suivant ces paroles de
saint Paul : «Si nous nous jugions nous-mêmes nous ne serions pas jugés.»
(1Cor 11,31). Les pécheurs, au contraire, dont la maladie est si désespérée,
qu'ils n'éprouvent aucun repentir, et ne réprouvent pas les crimes dont ils sont
coupables, attirent sur eux les châtiments sévères de la Justice de Dieu. Ceux
qui ravissent le bien d'autrui ou prodiguent sans raison leurs propres
richesses, qui dépensent en constructions inutiles, pour les vers et la
corruption, ce qu'ils auraient dû verser dans le sein des pauvres, et qui loin
d'en éprouver le moindre repentir demeurent volontairement en proie à un mal
incurable, Dieu les livre au supplice comme le déclare le Roi-prophète :
«Ils ont été placés dans l'enfer comme des brebis; la mort les dévorera.» (Ibid.
15). S'il les compare à des brebis, ce n'est point pour exprimer la douceur de
leurs mÏurs (car que peut-on imaginer de plus cruel que ceux qui voient d'un Ïil
insensible la nudité des pauvres, leurs estomacs creusés par la faim, tandis
qu'ils élèvent de magnifiques monuments à la corruption et aux vers ?), mais
c'est pour signifier qu'ils deviendront pour la mort une proie facile, pour
exprimer la rapidité de leur ruine, et la promptitude avec laquelle ils
tomberont au pouvoir de leurs ennemis. Rien n'est plus faible en effet que celui
qui passe sa vie dans le crime. Ils en feront la triste expérience, ils seront
livrés à la mort, ils périront sans retour et seront précipités dans les enfers
avec autant de facilité et de promptitude que des brebis qu'on immole. C'est
pour eux la mort, ou plutôt une chose mille fois pire que la mort. Car à cette
mort succédera une mort immortelle, ils ne seront pas reçus dans le sein
d'Abraham ou dans un autre endroit semblable, mais ils seront précipités dans
l'enfer; voilà ce qu'on peut appeler en toute vérité un châtiment, un supplice,
une ruine irrévocable. Ici-bas, leur mort a été sans honneur et sans gloire, et
dans l'autre vie ils ne connaîtront que des supplices éternels. Nous disons
nous-mêmes tous les jours de ceux qui sont emportés par une mort prompte et
subite : il a été frappé comme une brebis. Ils ont vécu comme des animaux
sans raison, ils meurent de la même manière, sans espérance pour l'avenir, et
n'ayant au contraire en perspective qu'un malheur affreux.
«La mort les dévorera.» La mort dont parle ici le Roi-prophète est cette
mort, ce supplice, qui attendent le pécheur au-delà du trépas, et dont un
prophète a dit : «L'âme qui se rend coupable de péché périra» (Ez 18, 20),
paroles qui ne signifie pas la destruction, l'anéantissement de l'âme, mais son
châtiment. Le Roi-prophète continue la même métaphore. Il les a comparés à des
brebis, il nous apprend quel sera leur pasteur. Quel est-il ? Un ver qui
distille le venin, des ténèbres que rien ne peut dissiper, des chaînes qu'aucune
force ne peut briser, un horrible grincement de dents. Vous voyez comme le
châtiment les presse de toute part : dans cette vie, où ils se rendent la
vertu impossible, deviennent les esclaves, les malheureux captifs du péché, et
se consument dans des travaux inutiles et ridicules; dans leur mort qui a été
commune et méprisable; comme après leur mort qui est suivie d'un supplice
éternel.
«Et les justes domineront sur eux quand le jour se lèvera.» Il est un grand
nombre d'esprits grossiers qui n'ont pas plus d'intelligence que les pierres,
qui n'ont aucune espérance claire et précise des biens à venir, qui ne soupirent
qu'après les choses présentes et visibles; le Prophète blâme ici leur conduite
sous le voile de l'allégorie. Après cet exposé court et énigmatique du sort qui
les attend dans l'avenir, il insiste de nouveau sur le mépris et le châtiment
qui les atteignent dès cette vie, il dévoile leur faiblesse, leur peu de
considération et de valeur, et fait voir que, fussent-ils dix mille fois plus
riches et revêtus d'une puissance sans bornes, ils sont aux yeux des hommes
vertueux comme de vils esclaves. C'est ce que signifient ces paroles : «Et
les justes domineront sur eux quand le jour se lèvera», c'est-à-dire les justes
les domineront promptement et pour toujours, et ils n'auront besoin pour cela ni
de temps, ni d'effort, ni d'attente. Car il est dans la nature des choses que le
vice subisse l'empire de la vertu, qu'il la craigne et la redoute, malgré le
fard dont il est couvert et ses nombreux déguisements, et quand même la vertu
serait dépouillée de ses brillants dehors et réduite à ses propres forces.
Cependant, me direz-vous, nous voyons le contraire, ce sont les méchants qui
dominent les bons ? Ne nous arrêtons pas ici aux préjugés de la multitude qui
partent d'un faux principe. Examinons les choses d'après la droite raison, et
vous reconnaîtrez la vérité de ce que j'ai avancé. Supposons un mauvais maître
ayant à son service un esclave vertueux, ou bien si vous le préférez,
choisissons un exemple plus relevé. Supposons donc un roi livré au mal et un de
ses sujets qui pratique la vertu, et voyons celui qui est vraiment le maître de
l'autre. Où voit-on briller le signe de la vraie puissance, quel est celui qui
commande, celui qui obéit ? Comment parviendrons-nous à le savoir ? Supposons
que ce roi commande à ce sujet une action mauvaise et ouvertement criminelle,
que fera ce sujet vertueux qui lui est soumis ? Loin de céder et de consentir,
il s'efforcera, même au péril de sa vie, de détourner le roi de son dessein
criminel. Quel est donc ici celui qui est vraiment libre, de celui qui ne fait
que ce qu'il veut et qui ne redoute pas la colère de son roi, ou de celui qui se
voit méprisé par son sujet ? Et pour ne pas prolonger ici une supposition
générale et sans application, dites-moi, cette Égyptienne n'était-elle pas comme
une reine ? (Gn 39,7). Ne commandait-elle pas à toute l'Égypte ? N'avait-elle
pas un roi pour époux ? N'était-elle pas revêtue d'une grande puissance ?
Qu'était Joseph au contraire ? Un simple esclave, un captif, un serviteur vendu
à prix d'argent; cette femme ne vint-elle pas l'attaquer avec toutes ses armes,
sans se décharger de ce soin sur un autre, et en livrant elle-même le combat ?
Or, lequel des deux alors était esclave, lequel des deux était libre ? Est-ce
celle qui descendait aux prières, aux instances, aux supplications, et qui
obéissait servilement non pas à un homme, mais à une passion des plus
criminelles ? Ou bien celui qui sans tenir compte du diadème, du sceptre, de la
pourpre et de toute cette pompe extérieure, rendait inutiles tous ses artifices
? Ne la voyons-nous pas se retirer avec la honte d'un refus et devenir l'esclave
d'une nouvelle passion, de la colère aveugle et de la vengeance, tandis que
Joseph sortit de ce combat la tête ornée de mille couronnes, après avoir montré
jusque dans la servitude le courage éclatant d'un homme vraiment libre ?
10. En effet, il n'y a point de liberté égale à celle de la vertu, comme il
n'y a point de servitude comparable à celle du vice; vérité que le Sage proclame
en ces termes : «L'esclave prudent dominera les maîtres insensés.» (Pr
17,2). Celui qui est captif, eût-il d'immenses richesses, n'en est que plus
exposé à devenir la proie de tous les autres; il en est de même de celui que ses
passions dominent, il est plus vil, plus méprisable qu'une toile d'araignée. Que
voyons-nous dans la guerre ? Ne sont-ce pas les sages qui triomphent ? Et dans
les affaires comme dans les conseils, leurs paroles ne demeurent-elles pas
gravées dans tous les esprits, alors même que personne ne les suit dans la
pratique ? Mais qu'arrive-t-il après cette vie ? Ne voyons-nous pas le riche,
devenu mendiant à son tour, demander une goutte d'eau sans pouvoir l'obtenir ?
Et le pauvre qui avait suivi les inspirations de la sagesse et la vertu, obtient
la souveraine félicité et partage le sort d'Abraham. (Lc 16,94). Que nous
apprend encore l'exemple des apôtres ? «Ils étaient chargés de chaînes, battus
de verges, en butte à des persécutions sans nombre, et ils triomphaient de leurs
persécuteurs.» (Rm 8, 37; 2Cor 4,8). Voyez dans quelle perplexité ils jettent
leurs ennemis en les réduisant à se demander : «Que ferons-nous à ces
hommes ?» (Ac 15,16). Et cependant, ils tenaient les apôtres enchaînés et les
forçaient de comparaître devant leur tribunal. Ils étaient leurs juges et leurs
maîtres, les apôtres étaient les accusés et ils ont triomphé de leurs juges.
Partout, en un mot, si nous voulons y faire attention, nous verrons l'homme
vertueux supérieur au méchant, et obtenir sur lui non pas une puissance fausse,
apparente et facile à confondre, mais une supériorité solide et inébranlable.
«Et leur appui vieillira dans l'enfer», c'est-à-dire sera réduit à la dernière
faiblesse. Tel est le sens de ces paroles. Non seulement ils seront faciles à
vaincre, en l'absence de tout secours et de tout appui et exposés qu'ils sont
aux traits de tous leurs ennemis, mais ils ne trouveront là personne pour les
défendre, leur porter secours, leur tendre la main et les consoler au milieu de
leurs souffrances. «Ainsi, les vierges sages n'ont été d'aucun secours aux
vierges folles.» (Mt 15,9). Abraham n'a pu soulager le mauvais riche (Lc 16,20),
et Noé, Job et Daniel n'ont pu délivrer leurs fils et leurs filles. (Ez 14,20).
Cette expression : «Leur appui vieillira» signifie qu'il s'affaiblira,
qu'il disparaîtra entièrement. «Car ce qui passe et vieillit est bien près de sa
fin.» (He 8,13).
«Ils ont été dépouillés de leur gloire.» Ce qui était l'objet de leurs plus
vifs désirs, le but de tous leurs efforts et de toutes leurs préoccupations;
c'est-à-dire de se préparer une gloire qui survécût à leur trépas, et cela par
leurs richesses, leurs monuments, leurs tombeaux, par leurs noms inscrits sur
leurs sépulcres, ils ne
pourront l'obtenir, dit le prophète, et cette pensée faisait leur tourment
dès cette vie. En effet, de tels monuments accusent hautement ceux qui ne sont
plus. La terre, il est vrai, recouvre leur corps, mais les pierres elles-mêmes
prennent la voix pour accuser hautement tous les jours leur cruauté, leur
orgueil, pour les dénoncer comme des ennemis publics, pour attirer sur eux les
reproches, les malédictions, les imprécations de tous les passants. Quelle est
donc cette gloire qui consiste à laisser après soi des accusateurs qui, loin de
garder le silence, ouvrent la bouche de tous ceux qui voient ces monuments et
s'en approchent, et provoquent les accusations les plus graves contre ceux qui
les ont élevés ? Où trouver une folie égale à celle de ces hommes, dont les
actions seront la matière d'accusations et de châtiments terribles, peut-être
même de violation de sépulture après leur mort, et qui donnent naissance aux
imprécations, aux reproches et aux plaintes de ceux qui ont eu à souffrir de
leurs injustices comme de ceux à qui ils n'ont fait aucun mal ?
«Mais Dieu rachètera mon âme de la puissance de l'enfer, lorsqu'Il m'aura
reçu en sa Protection.» (Ibid. 16) Après avoir fait connaître le châtiment des
méchants et la punition de leurs crimes, il en vient aux récompenses destinées
aux bons, à l'exemple des autres prophètes qui s'efforcent de former au bien
leurs auditeurs, par le double spectacle des supplices des méchants et des
récompenses promises à la vertu. Tel est donc le partage des pécheurs, dit le
Roi-prophète, le déshonneur des travaux stériles, la folie, le ridicule, la
honte, la ruine, la mort, les châtiments, des supplices éternels, des amertumes
continuelles, la privation de la gloire et de la sécurité, des accusations, des
reproches qui les poursuivront pendant cette vie et après leur mort, sans qu'ils
puissent trouver aucun soulagement à leurs maux. Notre partage sera bien
différent, nuls châtiments à craindre, la liberté de l'âme, la sécurité,
l'honneur et la gloire. Car tout cela est renfermé dans ces paroles : «Dieu
rachètera mon âme de la puissance de l'enfer, lorsqu'Il m'aura reçu en sa
Protection.» L'enfer désigne ici les châtiments, les supplices intolérables de
l'autre vie. Or, jugez quels honneurs nous sont destinés, non seulement par la
première partie de cette proposition, mais encore par les paroles qui suivent.
Lorsque Dieu m'aura reçu, dit-il, alors je Le verrai plus clairement que je ne
Le vois aujourd'hui.» Nous ne voyons Dieu maintenant que comme dans un miroir et
sous des images obscures, mais alors nous Le verrons face à face.» (1Cor 13,12).
Mon âme étant rachetée, mon corps jouira du même privilège. «Ne craignez point
en voyant un homme devenu riche, ou la splendeur de sa maison s'accroître.»
(Ibid. 17). Puisqu'il en est ainsi, dit le Roi-prophète, pourquoi craindre les
maux de la vie présente ? Pourquoi vous inquiéter de la pauvreté ? Pourquoi
craindre celui qui est riche ? Vous venez d'entendre la doctrine de la
résurrection, de l'héritage éternel des bons, du supplice des méchants. Pourquoi
trembler après cela devant des chimères ? Les biens éternels sont les seuls
biens stables et solides; les biens de cette vie sont comme les fleurs qui se
flétrissent si vite. Aussi le prophète laisse de côté tout le reste pour
attaquer la citadelle de tout mal, c'est-à-dire la passion des richesses, car la
destruction de cette passion entraîne celle de toutes les autres.
11. Et comment ne pas craindre, me direz-vous, ceux qui ont une si grande
puissance ? C'est une puissance de courte durée, encore un instant et cette
force n'existera plus; la prospérité est passagère, les richesses, la fortune,
tous ces grands honneurs ressemblent à des ombres, à des songes; c'est ce que le
Roi-prophète veut nous apprendre en ajoutant : «À sa mort, il n'emportera
pas tous ses biens, et sa gloire ne descendra pas avec lui dans le tombeau.»
(Ibid. 18). Et il nous donne la raison pour laquelle nous ne devons point
craindre ce qui dure si peu. La mort est venue, nous dit-il, elle a coupé la
racine, et la tête de l'arbre est tombée avec toutes ses feuilles, et cette
maison est devenue la proie de ceux qui ont voulu la prendre. Les brebis et les
chèvres se jettent sur l'arbre qu'on vient de couper et qui est étendu à terre;
ainsi, lorsque ces riches sont morts, leurs ennemis, leurs amis, ceux qu'ils ont
comblés de bienfaits, viennent en foule se jeter sur les biens qu'ils
possédaient. Et cet homme qui jouissait d'une si grande fortune, qui comptait
tant d'échansons, de cuisiniers, de coupes d'or et d'argent, qui possédait tant
d'arpents de terre, de maisons, d'esclaves, de chevaux, de mules, de chameaux,
une véritable armée de serviteurs, s'en va seul, personne ne l'accompagne et il
ne peut même emporter ses vêtements avec lui. Plus il est couvert d'habits
riches et précieux, plus il a préparé aux vers un riche festin, excite les
convoitises des profanateurs des tombeaux, et donne lieu à de mauvais desseins
contre ses restes malheureux. Ce luxe, cette magnificence jusque dans la mort,
ne sert qu'à l'exposer à de plus grands outrages, en armant contre lui les
profanateurs des tombeaux.
Et qu'importe ce qui doit suivre son trépas ? me direz-vous; ici-bas du
moins, il donne libre carrière à ses désirs fastueux, et le triomphe de son
orgueil dure jusqu'à sa mort ? Mais non, pour un grand nombre d'entre eux, ce
bonheur ne dure pas jusqu'à leur mort. Ils sont en butte aux desseins perfides
de leurs ennemis, et mille fois plus malheureux que les plus grands criminels,
ils se voient dépouillés de leur fortune, couverts de déshonneur et plongés dans
de noirs cachots. Celui qu'on voyait hier sur un char est aujourd'hui dans les
fers. Hier il était entouré d'une foule d'adulateurs, il est maintenant assiégé
par ses bourreaux; hier il exhalait les plus doux parfums, il est maintenant
couvert de son sang; il s'étendait sur une couche délicate, il est maintenant
jeté sur la terre; tous à l'envi lui rendaient des honneurs, tous à l'envi le
méprisent. Mais, à sa mort même, me direz-vous encore, on lui fait de splendides
et magnifiques funérailles. Et quel fruit peut-il lui en revenir, à lui qui ne
sent plus rien ? L'odeur qu'il exhale, l'horreur qu'il inspire, l'envie qu'il
réveille font bien plus d'impression, et ces funérailles somptueuses lui
attirent pour toujours la haine de ses enfants. Voyez combien est juste et
précise l'expression employée par le prophète, et combien grande sa sagesse. Il
ne se contente pas de condamner la conduite du riche en lui montrant que ses
richesses ne le suivront pas; mais dès cette vie il le dépouille de toute cette
magnificence, et lui fait voir que ses richesses ne sont rien, lors même qu'il
les possède et qu'il en jouit. Car il ne dit pas : «Lorsqu'il sera comblé
de gloire», mais : «Lorsque la splendeur de sa maison s'accroît.» C'est
qu'en effet, tous ces biens que j'ai énumérés, ces fontaines, ces galeries, ces
bains, cet or et cet argent, ces chevaux et ces mules, ces tapis et ces
vêtements sont la gloire de la maison et non de celui qui l'habite. La vraie
gloire de l'homme, c'est la vertu, et elle accompagne celui qui la pratique. Au
contraire, la gloire de la maison reste, ou plutôt elle disparaît avec la
maison, sans avoir été d'aucune utilité à celui qui la possédait, car cette
gloire ne lui appartenait pas. «Son âme sera bénie pendant sa vie.» (Ibid. 19).
Après avoir parlé de sa gloire et de ses richesses, le Roi-prophète en vient aux
louanges qui lui ont été prodiguées : les riches recherchent avec
empressement les applaudissements du peuple, les égards et les prévenances de la
multitude, les louanges du public, les éloges menteurs de la foule. Ils estiment
être au comble du bonheur lorsqu'ils sont applaudis à leur entrée dans les
théâtres, dans les banquets, dans les tribunaux; lorsqu'ils entendent leur nom
répété de bouche en bouche et qu'ils se regardent comme un objet d'envie. Mais
voyez encore comme il ôte tout prix à cette jouissance à cause de sa courte
durée. C'est pendant sa vie, dit-il, c'est-à-dire ces égards, ces louanges ne
s'étendent pas au-delà de cette vie, ils disparaissent avec tous les autres
biens comme eux de nature passagère et périssable. Bien plus, à ces éloges
purement gratuits succèdent souvent des sentiments tout opposés lorsque la mort
a fait tomber le masque de la crainte. «Il vous louera lorsque vous lui ferez du
bien.» Voyez comme le Roi-prophète condamne même jusqu'à leurs bienfaits. Vous
les flattez, vous leur prodiguez toute sorte d'honneurs, en affectant pour un
temps des égards extérieurs et mensongers. Ils vous en seront reconnaissants et
ils achèteront de vous et bien cher le droit de vous dicter ce qui leur est
agréable. Tel est le sens de ces paroles : «Il vous louera, lorsque vous
lui aurez fait du bien.» Il ne dit pas : lorsque vous aurez fait pour lui
quelque chose d'utile, lorsque vous lui aurez rendu service, mais : lorsque
vous aurez fait ce qui lui plaît, ce qui lui est agréable; action que rendent
doublement coupable et les témoignages mensongers de reconnaissance, et les
services dangereux qui en sont la cause. «Il entrera dans le lieu de la demeure
de tous ses pères, et durant toute l'éternité il ne verra point la lumière.»
(Ibid. 20). «L'homme au comble de l'honneur ne l'a point compris, il s'est
abaissé au niveau des animaux sans raison et il leur est devenu semblable.»
(Ibid. 21). «Il entrera dans le lieu de la demeure de ses pères»; c'est-à-dire,
il imitera leurs vices et il recevra l'héritage de leur perversité, comme il a
reçu d'eux l'héritage de la vie. On peut encore entendre ces paroles dans un
autre sens : S'il n'a fait aucune bonne action, on verra alors que ses
richesses lui ont été inutiles. Il laissera ses ancêtres dormir dans la
poussière jusqu'au jour du jugement, et il ne pourra contempler la lumière
suivant la loi de la nature. Le Roi-prophète répète ensuite ce qu'il a déjà
dit : «L'homme, au comble de l'honneur, n'a point compris; il s'est abaissé
au niveau des animaux sans raison, et il leur est devenu semblable.» Celui qui
meurt de la sorte sans avoir fait un noble usage de ses richesses, ne diffère
point de l'animal sans raison, puisqu'il ne comprend point l'honneur que Dieu
lui a fait; il s'est rendu semblable aux animaux pour qui la fin de la vie est
la mort sans aucune espérance. Puissions-nous, disciples et maîtres, être
délivrés de ces erreurs en Jésus Christ notre Seigneur, à qui appartiennent la
gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.