Ne sont-ils pas, sur ce propos, envieillis à fond les gens qui nous disent : « Dieu, avant de faire le ciel et la terre, que faisait-il ? Supposé, disent-ils, qu’il fût de loisir et désoeuvré, pourquoi n’eut-il pas continué toujours à toujours chômer comme devant ? Ou bien supposé en Dieu un mouvement nouveau et une volonté nouvelle de créer quelque chose non encore créé, comment, dès lors, concilier la véritable éternité avec l’éclosion d’une volonté jusque-là non existante ? La volonté de Dieu, en effet, n’est pas chose créée, mais précède la création, rien ne pouvant être créé, qu’il n’y ait d’abord une volonté dans le Créateur. La volonté de Dieu tient dans la substance même de Dieu. Or, que dans la substance de Dieu, quelque chose commence qui, avant, n’était pas, c’est se tromper que la dire substance éternelle ; mais que, d’autre part, Dieu ait de toute éternité voulu qu’il y eût une création, pourquoi la création, elle aussi, ne serait-elle pas éternelle ? »
Je dis seulement que tu es, Seigneur, le créateur de toute chose créée, et, si sous les noms de ciel et terre on entend toute chose créée, je dis sans broncher qu’avant de faire le ciel et la terre, Dieu ne faisait quoi que ce soit. Supposé, en effet, qu’il fît, qu’était-ce autre chose que du créé ?
Si cependant quelqu’un s’égare, esprit volage, à imaginer les temps révolus et s’il s’étonne que toi, le Dieu qui peut tout, qui crée tout, qui contient tout, tu aies, artisan du ciel et de la terre, remis, durant d’innombrables siècles, l’exécution d’un si grand ouvrage, qu’il se réveille, qu’il prenne garde : il s’étonne à faux.
De fait, où les prendre, ces innombrables siècles passés qui ne fussent pas faits par toi, auteur pourtant et créateur de tous les siècles ? Oui, le moyen ou bien qu’il y eût des temps que tu n’aurais pas créés ou bien qu’il y eût des temps passés, s’il n’y avait jamais eu de temps ?
Étant donc admis que les temps sont tous ton ouvrage, s’il y eut, avant que tu fasses le ciel et la terre, un temps quelconque, pourquoi dire que tu chômais, sans ouvrage ? Ce temps-là même, aussi bien, tu l’avais fait, et il ne put y avoir des temps passés avant que tu aies fait des temps. Si, d’ailleurs, il n’y eut, avant le ciel et la terre, aucun temps, pourquoi demander ce que tu faisait alors, puisque, faute de temps, il n’y avait pas d’alors ?
Toi, au surplus, tu n’es pas d’un temps avant d’autres temps, sinon tu ne serais pas avant tous les temps. Non, c’est du haut de ton éternité, perpétuel présent, que tu es avant tout passé et que tu es également par-dessus tout avenir, puisque cet avenir sera, une fois venu, le passé, tandis que toi tu es identique à toi-même, sans que tes années décroissent. Tes années ne s’en vont ni ne viennent, comme les nôtres, qui, pour que toutes viennent, s’en vont et viennent. Tes années, parce qu’elles sont stables, sont stables toutes ensembles, sans qu’il en vienne, car elles ne passent, pour en chasser qui s’en aille ; ce sont les nôtres d’ici, qui seront toutes au complet quand elles auront toutes cessé d’être. Tes années sont un unique jour et ton jour à toi est non pas un « jour pour jour », mais un « aujourd’hui », ton aujourd’hui qui, non plus qu’il ne succède à un hier, ne cède la place à un demain. Ton aujourd’hui, c’est l’éternité, d’où vient que tu as engendré, coéternel, celui auquel tu as dit : « Je t’ai engendré, moi, aujourd’hui. » Les temps, c’est toi qui, tous, les a faits, et tu es avant tous les temps, sans qu’il y ait eu temps quelconque où le temps n’existait pas. Il n’y a donc pas eu de temps où tu n’eusses fait quoi que ce soit, puisque ce temps même tu l’aurais fait. Il n’y a pas davantage des temps coéternels avec toi, puisque, toi, tu demeures et que, s’ils demeuraient, ce ne seraient pas des temps.
- Saint Augustin de Hippone