Aimer l'Église aujourd'hui
L'Église c'est mon accent, mon histoire, ma culture, mon paysage.
Ce que je dis
d'elle résonne comme un murmure en moi-même.
Impossible, dans cette orientation, de me poser en juge passif et péremptoire.
Aimer
l'Église, c'est, pour moi, vouloir me convertir avec elle. Je
me sens impliqué
dans l'ébauche d'un visage de l'Église mystique et plus
proche des pauvres à la fois.
L'Église, c'est d'abord, et avant tout, un projet d'Évangile.
Les théologiens ont
fait, parfois, de véritables acrobaties pour faire tourner l'histoire
de l'Église comme un
film à l'envers dont les moindres détails seraient déjà
présents en prémices dans
l'Évangile. Je crois, au contraire, que Jésus-Christ
nous a laissé la bride sur le cou,
nous incitant à l'imagination et prenant le risque de nos erreurs.
Peut-on retrouver avec précision nos sept sacrements, nos trois
voeux et nos évêques
tels que nous les connaissons aujourd'hui, dans l'Évangile?
Certains se posent la
question. Ce que l'on y rencontre, en tout cas, c'est l'Esprit de ce
que doit être l'Église,
l'inspiration, le souffle profond qui anime le grand mystère
ecclésial au-delà de ses
formes historiques variées. Je retiens ici trois traits fondamentaux
de cet esprit
ecclésial, de ce souffle.
1° La communauté de Jésus-Christ est avant tout une
communauté de serviteurs. Ce
qui distingue l'Église de Jésus-Christ des royaumes du
monde, c'est qu'il ne s'y trouve
personne pour «commander en maître», le Maître
s'étant lui-même fait serviteur.
Toute la vie sacramentelle a-t-elle un sens quelconque en dehors de
cette vérité
fondamentale de l'Évangile: le service ? Tout ce qui dans l'Église,
ressemble de près
ou de loin, à des luttes d'influences et de pouvoir, au souci
des «meilleures places»,
tout cela est trahison de l'Esprit et du mystère évangélique
de l'Église.
2° Le mystère de l'Église est aussi intimement lié
à celui du Royaume de Dieu. Le
festin de noces de Dieu avec son peuple a commencé, les grandes
épousailles
d'amour entre Dieu et l'humanité sont inaugurées. Dès
lors, l'Église est le lieu de la
surabondance pour le pauvre, de la joie pour celui qui est attristé,
de l'espérance et de
la libération pour celui qui est opprimé. Le Royaume
fait éclater les «outres
anciennes» pour se répandre en libations, en excès
d'amour pour le monde. Le
Royaume ne cesse de «tirer» dans sa nouveauté, sur
le vieux tissu de nos calculs
mesquins. Tout ce qui, dans l'Église, est parcimonieux, craintif
et étroit, trahit le
mystère évangélique de l'Église, lieu de
la surabondance de la joie, de la folie de
l'amour. Et pourtant, même cette Église reste provisoire.
Elle n'est que les prémices,
l'antichambre de ce qui doit venir et dépassera toutes nos imaginations.
Quand le Royaume viendra, l'Église aura fait son temps et elle
se diluera dans
l'universel. Tout ce qui, dans l'Église, se croit définitif
et se substitue au Royaume,
n'est-il pas trahison du projet évangélique ? Loisy disait
déjà: «Jésus annonçait le
royaume et l'Église vint». L'Eglise, comme Jean-Baptiste,
n'a de sens que dans sa
propre disparition dans la pleine lumière de la venue du Christ.
La sagesse trop
humaine d'une Eglise, qui ne cherche qu'à se perpétuer
par ses propres moyens, est
en contradiction avec le mystère évangélique qui
la sous-tend et la définit.
3° Le troisième trait que je retiens de ce projet ecclésial
de l'Évangile, c'est sa vocation
proprement universelle. L'utopie que tout chrétien doit garder
devant les yeux, comme
un horizon qui s'éloigne sans cesse et pourtant concentre le
regard, cette utopie, c'est,
ni plus ni moins, l'humanité dans le temps et dans l'espace,
enfin libérée de ses
obscurités et de ses peurs. J'ai envie d'avoir l'audace naïve
des convertis et de dire tout
de go : l'Église, c'est l'Homme, le monde, l'Humanité
entière. Tant qu'il y aura une
limite, un «ici» et un «dehors» de l'Église,
mon Église, notre Église, restera en
chantier, inachevée, béante.
P.18 Ce projet d'Évangile que nous venons d'évoquer, communauté
de serviteurs,
prémices du Royaume et utopie de l'humanité réconciliée,
tout cela n'a de sens que si
Jésus-Christ reste le centre et à la foi l'objectif du
devenir ecclésial. C'est la foi qui,
seule anime cette Eglise. Elle n'est pas une simple alternative, ou
un simple modèle
social, politique et culturel. Y adhérer suppose au contraire
une communion explicite
dans le Christ. Il n'est pas rare aujourd'hui de rencontrer des hommes
et des femmes
fascinés par l'Évangile, éblouis par la proposition
des Béatitudes et qui seraient prêts,
dans ce sens, à «choisir» l'Église ou, pour
le moins, à l'admettre comme une
alternative humaine peut-être plus crédible que d'autres.
Cette vision risque
d'escamoter ce qui fait l'âme, la seule raison d'être de
la communauté: Jésus-Christ
mort et ressuscité. En dehors de lui tout devient, dans l'Église,
froid et mécanique.
Sans lui, l'amour devient devoir, l'espoir opportunisme, la joie, simple
quête de
réussite. Dans tout ce livre, quel que soit l'aspect de la vie
ecclésiale que nous
touchions, il ne peut s'éclairer que par ce que nous appelons,
malgré ses hésitations
et ses obscurités, notre foi.
P.19 C'est vrai que l'Église visible n'est pas tellement belle
à contempler. En elle, nous
percevons les blessures qui offensent le plus l'Évangile. Mais
nous ne pouvons vivre
une image idéale de l'Église comme il est nocif de vivre
une image idéale du moi. Du
pape au dernier diacre, du Vatican à la dernière communauté
paroissiale, l'Église vit,
prêche, souffre et espère, et je ne me sens, en aucune
manière, étranger à cette
terrible caricature.
Le trésor que cherche l'homme de l'Evangile n'est-il pas dans
champ? Et pour acheter
le trésor, ne faut-il pas acheter aussi le champ?
Le trésor caché dans le champ, ce sont, je crois, les
communautés chrétiennes. Elles
sont les garanties de la vie et de la croissance de l'Évangile
dans l'Église. C'est en leur
nom, dans la diversité de leurs inspirations, de leurs incarnations
et de leurs
espérances, que je voudrais écrire ce livre, être
le humble témoin. De tout temps,
l'Esprit se manifeste dans le dynamisme communautaire chrétien.
Partout, à travers
le monde, surgissent et grandissent ces lieux de prière, de
pensée, de partage et
d'action qui, au delà des lenteurs institutionnelles et des
intérêts de groupes,
convertissent l'Église. Bien souvent, elles souffrent aussi
persécution tant dans
l'Église qu'au plan politique, dans la mesure même où
leur prophétisme dérange les
habitudes de pensées et les scléroses morales de tous
les systèmes qui ne cherchent
qu'à se perpétuer. C'est particulièrement vrai
aujourd'hui des communautés de base
du Tiers Monde chrétien. Persécutées par les régimes
politiques et soupçonnées par
l'Institution ecclésiale, elles poursuivent cependant leur chemin
tranquillement, dans
la discrétion de la foi. Elles ont, comme dans les premiers
temps de l'annonce de
l'Évangile, leurs martyres et leurs prophètes, leurs
convertis aussi. P.21 Il arrive
même parfois qu'elles provoquent la conversion de l'Institution
elle-même, dans la
personne des évêques par exemple.
Il y a le mouvement communautaire marqué par un renouveau de
la prière,
notamment dans les pays occidentaux.
Dans l'Église que j'aime, la vie communautaire est pour moi la
véritable source de
l'espérance et de l'avenir.
Aimer l'Église, c'est aussi aimer ses membres. L'Évangile
tout entier est construit sur
la primauté de la personne.
P.22 Que serait le christianisme sans la personnalité unique
et parfois encombrante
de Paul de Tarse ? Ce sont elles qui indiquent la couleur d'un temps
puisqu'elles sont
filles de leur temps, tout en imprégnant celui-ci de leur marque.
Leur rôle est trop important pour le négliger. Tout corps
social est, j'en suis de plus
en plus persuadé, le reflet, parmi bien d'autres éléments,
des personnes qui la
composent, la dirigent ou l'inspirent.
Voilà l'Église, toute l'Église que j'aime : projet
évangélique, Institution visible, vitalité
communautaire et visages multiformes. Je ne veux pas faire de tri dans
tout cela.
C'est, globalement, «l'Église», et rien de ces divers
registres ne me laisse indifférent.
P.23 Cependant mon engagement à ces divers niveaux est situé
: je suis moine et je
pose la question du pauvre.