Psaume de David, qu'il chanta au Seigneur au sujet des paroles de Chus,
fils de Jémini : «Seigneur mon Dieu, j'ai mis en Toi mon espérance, sauve-moi de
tous mes persécuteurs, et délivre-moi».
Nous devriez avoir des saintes Écritures et des faits historiques qu'elles
renferment, une connaissance si parfaite qu'il ne fût point nécessaire de longs
discours pour vous les enseigner. Mais, comme les uns absorbés par les
occupations de cette vie, les autres plongés dans l'indifférence, négligent de
s'en instruire, nous sommes obligés d'entrer dans de plus grands développements
pour expliquer le sujet de ce psaume. Prêtez donc une oreille attentive. Quel
est ce sujet ? «Psaume de David, qu'il chanta au Seigneur». On lit dans une
autre version : «Psaume pour l'ignorance de David». Et dans une autre encore :
«Ignorance de David»; et, au lieu de Chus, on lit : Éthiopiens. L'obscurité de
ces paroles vient surtout de ce que vous ne connaissez point l'Histoire sainte.
Il ne suffit pas néanmoins de vous adresser des reproches, il faut vous
instruire, et pour cela commencer ce récit historique. Quel est donc ce Chus,
fils de Jémini, et quelles sont les paroles qui ont donné lieu à David de
chanter cette hymne ? C'est ce que nous expliquerons, en remontant jusqu'aux
événements qui en ont été l'occasion. Absalom était fils de David et déshonorait
sa jeunesse par une vie licencieuse et dissolue. Il en vint jusqu'à se révolter
contre son père, le dépouiller de son royaume, le chasser de son palais, de sa
patrie, et s'emparer de tout ce qu'il possédait, sans respect pour les droits du
sang, de l'éducation, de l'âge, et sans égard pour les soins qui lui avaient été
prodigués. Ce prince, plus semblable à une bête féroce qu'à un homme, poussa la
cruauté et la barbarie jusqu'à franchir toutes les bornes, fouler aux pieds les
lois de la nature et remplir tout le royaume de trouble et de confusion. On vit
alors l'oubli le plus complet de tous les sentiments naturels, de la crainte des
hommes, de la religion, de l'humanité, de la compassion, du respect dû à la
vieillesse. Car si Absalom avait oublié ce qu'un fils doit à son père, devait-il
au moins respecter la vieillesse de David; s'il était sans respect pour ses
cheveux blancs, le souvenir de ses bienfaits aurait dû l'attendrir; s'il était
insensible à la reconnaissance, encore devait-il se rappeler qu'il ne lui avait
fait aucun mal. Mais l'ambition étouffa en lui tout sentiment humain et ne lui
laissa que les instincts d'une bête féroce. Et voici que ce saint roi qui avait
engendré, nourri ce fils ingrat, errait dans le désert comme un fugitif au
milieu de toutes les privations qui pèsent sur un misérable exilé, tandis que
son fils jouissait en paix des biens paternels.
Dans cette extrémité, où l'armée obéissait à l'usurpateur, et où les villes
lui ouvraient leurs portes, un homme juste et bon, nommé Chus, ami de David, lui
resta fidèle malgré ce grand changement de fortune. En le voyant ainsi s'enfuir
dans le désert, il déchira ses vêtements, se couvrit de cendre, pleura amèrement
sur la détresse de son roi, et, dans l'impuissance de faire autre chose, il lui
offrit la consolation de ses larmes; car ce n'était ni la fortune, ni la
puissance, mais la vertu qu'il aimait chez David; voilà pourquoi il lui conserva
une inviolable fidélité, malgré la déchéance de son pouvoir. David le voyant
s'abandonner ainsi à sa douleur, lui dit : Vous me donnez des preuves d'une
amitié sincère et d'un attachement véritable, mais qui ne peuvent me servir en
rien; il faut donc concerter quelque dessein qui puisse mettre fin aux malheurs
présents et me délivrer des calamités qui m'accablent. Puis il lui suggéra ce
moyen : Allez trouver mon fils, présentez-vous devant lui avec un visage ami,
confondez les projets et rendez inutiles les conseils d'Achitophel. Cet
Achitophel était alors tout-puissant auprès de l'usurpateur; c'était un homme
habile dans l'art militaire, général renommé dans la guerre et dans les combats.
Aussi inspirait-il à David plus de crainte que son fils, parce que l'habileté
d'Achitophel n'était pas moins grande dans les conseils. Chus obéit à l'ordre du
roi, sans se laisser arrêter par aucune pensée de faiblesse ou de crainte. Il ne
se dit pas en lui-même : Que deviendrai-je si je suis surpris, si l'on vient à
m'arracher le masque dont je me couvre, et à dévoiler l'artifice dont je me
rends l'instrument ? La perspicacité d'Achitophel est grande, il ne lui sera pas
difficile de me prendre sur le fait et de découvrir ce stratagème, dont je
périrai victime sans la moindre utilité pour David. Il ne s'arrête à aucune de
ces pensées, il se rend à l'armée de l'usurpateur, remet tout entre les Mains de
Dieu, et se jette hardiment au milieu des dangers. Si je vous raconte ce trait
de courage, ce n'est pas seulement pour exciter votre admiration, mais pour vous
faire connaître l'étendue des malheurs et des épreuves que David eut à subir,
comme aussi les précieux fruits que nous pouvons en recueillir. Un grand nombre
nous demandent fréquemment : Pourquoi les justes sont-ils éprouvés, tandis que
les méchants mènent une vie saine et tranquille ? Nous trouvons ici la réponse à
cette question : Le juste est exposé à tous les outrages de la fortune, et un
fils coupable, un parricide, un ennemi juré des lois de la nature, vit au sein
de la prospérité et habite dans des palais. Mais quel fruit lui revint-il de ce
bonheur ? Comme aussi en quoi ces épreuves furent-elles nuisibles à David ?
Absalom fut bientôt précipité dans un abîme de maux, tandis que David sortit
plus glorieux de ses malheurs, semblable à l'or à qui le feu du creuset donne
une plus grande pureté et un plus vif éclat.
2. Apprenons ici d'abord à ne point nous troubler à la vue des épreuves
auxquelles les justes eux-mêmes sont soumis; secondement, à ne point changer
suivant les diverses faces des temps, mais à rester toujours fidèle aux lois de
l'amitié; troisièmement, à ne pas craindre d'affronter les dangers pour la cause
de la vertu; quatrièmement enfin, à conserver toujours l'espérance au milieu des
circonstances les plus difficiles, en comptant sur le Secours de Dieu. Voyez
Chus, il ne considère ni la force de l'armée de l'usurpateur, ni la crainte
qu'il devait inspirer, ni la multitude de ses chevaux, ni ses nombreuses
phalanges de soldats armés, ni les villes tombées en son pouvoir, ni l'isolement
de David, son délaissement et sa faiblesse. Il ne voit qu'une chose, le Secours
invincible de Dieu et la protection dont Il couvre son roi, et cela lui suffit
pour apprécier la situation des deux partis. À ses yeux, la faiblesse est dans
le camp d'Absalom, la force est du côté de David. Car l'un outrageait les lois
de la justice, tandis que l'autre en se défendant avait le bon droit pour lui.
Il se rangea donc non pas du côté des nombreuses armées, mais du parti où la
vertu seule combattait, et il se rendit ainsi Dieu favorable. Si je vous
rappelle cet exemple, c'est afin que nous aussi nous prenions le parti de ceux
qui défendent la cause de la justice, quand même ils seraient les plus faibles,
et que nous refusions de combattre avec les partisans de l'injustice, quel que
soit d'ailleurs leur pouvoir. Le vice, en effet, quand toute la terre se
déclarerait en sa faveur, est ce qu'il y a de plus faible au monde; tandis que
la vertu, fût-elle délaissée de tous, est ce qu'il y a de plus fort; car elle a
Dieu pour protecteur et pour appui. Or, qui peut sauver celui contre qui Dieu Se
déclare, comme aussi qui peut faire périr celui dont Dieu prend en main la
défense ? Pénétré de ces vérités et plein d'espérance, Chus n'hésita pas à se
rendre où David l'envoyait, et lorsqu'il fut arrivé, il vit l'usurpateur entrer
en triomphe dans la ville de Jérusalem, et s'approcha de lui. À sa vue, Absalom,
enivré par l'amour du pouvoir et sans prendre la peine de l'interroger avec
soin, en fait un objet de railleries et d'outrages. Retournez avec votre ami,
lui dit-il; il ne daigne même pas prononcer son nom, tant était grande sa haine
et son animosité. (2 Sam 16,17). Chus, sans se troubler, sans
s'émouvoir, lui répond : «Quand Dieu était avec lui, je défendais ses intérêts,
mais maintenant qu'Il S'est déclaré pour vous, il est juste que je soutienne les
vôtres.» (Ibid. 18,19). Ces paroles remplirent d'orgueil et de présomption
le coeur de l'usurpateur, et sans autre enquête (car l'homme léger croit à tout
ce qu'on lui dit, comme nous le voyons ici), il se livre lui-même tout entier à
ses ennemis en admettant tout aussitôt Chus au nombre de ses conseillers intimes
et parmi ses plus fidèles amis.
Dieu qui était présent, conduisait et dirigeait Lui-même tous les événements.
Le conseil s'étant réuni au sujet de la bataille à livrer, et les avis étant
partagés sur cette question, s'il fallait fondre immédiatement sur David ou
attendre quelque temps, Achitophel, dont la prudence était renommée dans les
conseils, fit la proposition suivante : Fondons sur David tandis qu'il est
plongé dans l'affliction et le trouble, car si nous ne lui laissons pas même le
temps de se mettre sur pied, sa ruine est certaine, et si nous l'attaquons avant
qu'il ait pu se préparer à la défense, nous n'aurons aucune peine à le vaincre.
(2 Sam 16,1-3). Absalom ayant entendu ce conseil, fait venir Chus qui paraissait
extérieurement avoir embrassé son parti, et lui fait connaître l'objet de la
délibération. Il était contraire à toute raison de témoigner tant d'honneur à un
homme nouvellement arrivé, et de compter sur sa fidélité au point de lui
demander son avis sur des affaires de cette importance. Chus est donc introduit,
et on lui laisse toute liberté de faire connaître son avis sur la question qui
est mise en discussion (2 Sam 17,5-6). Or, que répond Chus ? Achitophel ne s'est
jamais trompé. Voyez quelle est sa prudence; il ne blâme pas immédiatement son
sentiment, il commence par le louer. Les éloges qu'il donne à la sagesse des
conseils d'Achitophel pour le passé, lui permettront de désapprouver son
sentiment dans la question présente. (Ibid. 7-13). Voici le sens de sa réponse :
Je suis surpris qu'Achitophel se soit trompé cette fois, car le conseil qu'il
donne ne me paraît pas utile à suivre. Si nous livrons maintenant bataille,
votre père comme un ours en furie, le coeur plein de colère, emporté par le
désespoir et disposé à combattre à outrance sans tenir aucun compte de sa propre
vie, fondra sur nous avec une impétuosité terrible. Mais si nous différons
quelque temps encore, nous pourrons l'attaquer avec une armée beaucoup plus
considérable et avec bien plus d'assurance, nous le prendrons pour ainsi dire au
piège sans peine, sans difficulté et comme dans un filet, et nous vous
l'amènerons prisonnier. Absalom approuve ce sentiment et le regarde comme
préférable à l'autre. Or le dessein de Chus, en parlant de la sorte, était de
laisser à David le temps de se reconnaître, de respirer et de rassembler son
armée. Après avoir ainsi détruit le conseil d'Achitophel, Chus envoya
secrètement informer David de tout ce qui se passait, et lui apprendre que
l'usurpateur venait de prendre une résolution qui était pour le roi le garant
d'une victoire assurée. C'est en effet ce qui arriva bientôt. David, profitant
du temps qui lui était donné pour se préparer à la bataille, tomba sur l'ennemi
et remporta une victoire éclatante. (2 Sam 17,15-23). Achitophel, qui, dans sa
prudence et son esprit pénétrant, avait prévu ce résultat, comprit que sa perte
était certaine, et que cette résolution serait la cause de la ruine d'Absalom;
il s'en alla chez lui, se pendit et mit ainsi fin à ses jours.
3. C'est en apprenant cette nouvelle que David composa ce psaume comme une
hymne d'actions de grâces, où il rend à Dieu toute la gloire du succès. Il
commence donc ainsi : «Seigneur mon Dieu, j'ai mis en Toi mon espérance,
sauve-moi.» Ce n'est point dans la personne de Chus ni dans la prudence, ni dans
la sagesse des hommes, ni dans mes lumières personnelles, c'est en Toi seul.
Imitons cet exemple, et si les hommes sont pour nous l'instrument de quelque
action éclatante et utile, rendons grâces à Dieu pour les faveurs qu'Il nous
accorde et dont Il couronne soit nos propres efforts, soit les efforts que font
les autres. Si nous agissons de la sorte, il n'y aura plus ni difficulté ni
peine. C'est ce que faisait David en s'exprimant à peu près en ces termes : Ce
n'est point dans les paroles de Chus que j'ai placé l'espérance de mon salut,
c'est dans le secours que j'attends de Toi. Mais voyez quelle vivacité de
sentiment comme toujours. Il ne dit pas : «Seigneur Dieu», mais : «Seigneur mon
Dieu», et dans un autre psaume : «Dieu, mon Dieu, pour Toi je veille dès
l'aurore.» (Ps 62,2). En effet, comme le reste des hommes, il sentait le besoin
qu'il avait de Dieu, mais il éprouvait plus particulièrement ce besoin à cause
de la vivacité de son amour. Dieu Lui-même tient cette même conduite à l'égard
des justes; Il est le Dieu de tous les hommes, mais Il Se dit plus spécialement
le Dieu des justes : «Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.» (Ex 3,6).
Voyez encore la sagesse de ce saint roi. Après avoir dit : «Seigneur mon Dieu,
j'ai mis mon espérance en Toi» il n'ajoute pas : Venge-moi de mon ennemi,
fais-le périr. Mais quel est son langage ? Il ne demande que ce qui est dans son
intérêt : «Sauve-moi, dit-il, ne permets pas que je sois victime de mes ennemis,
et délivre-moi de tous ceux qui me persécutent». Voyez, comme malgré ses
infortunes, il ne prononce même pas le nom du parricide Absalom, il est
accessible à la voix de la nature jusque dans ses malheurs, il reconnaît son
fils jusque dans la guerre, et n'oublie pas le fruit de ses entrailles. Tant
étaient vives son affection et sa tendresse pour ses enfants, ou plutôt tant
était grand son amour de la sagesse. Car c'est moins encore la voix du sang que
la douceur de son âme qui lui inspirait ces sentiments, et dans sa pensée, il
imputait bien plus à l'armée d'Absalom qu'à ce fils rebelle, le crime de la
révolte.
C'est pour cela qu'il dit : «Sauve-moi de tous ceux qui me persécutent et
délivre-moi.» Vous voyez combien son langage est modéré en parlant de ses
ennemis. Il ne dit pas : Sauve-moi de ceux qui me font la guerre, qui s'emparent
de mes biens, qui triomphent insolemment dans mes palais, mais simplement :
«Sauve-moi de ceux qui me persécutent. De peur que mon ennemi ne me ravisse
comme un lion et ne me déchire sans que personne ne me tire de ses mains et ne
me sauve.» (Ibid. 3). Mais comment David, qui avait levé une armée considérable
et comptait autour de lui un grand nombre de défenseurs, a-t-il pu dire : «Sans
que personne ne me tire de ses mains et ne me sauve ? C'est qu'il regarde le
monde entier comme un secours insuffisant, si en même temps, il n'a Dieu pour
appui, et qu'il ne se considère point comme délaissé, quand il serait réduit à
ses seules forces, une fois que Dieu lui vient en aide. Voilà pourquoi il disait
: «Ce n'est point dans sa grande puissance qu'un roi trouve son salut, ni par sa
force extraordinaire que le géant échappe aux dangers». (Ps 32,16). Il en est
qui prennent ces paroles dans un sens anagogique, et entendent par ce lion et
ces persécuteurs le démon et ses satellites. David voyait en effet son fils
devenu la proie du démon qui l'avait comme dévoré, il prie Dieu de le sauver
d'un semblable malheur, et il indique la raison qui a causé la ruine de cet
infortuné. Quelle a été cette raison ? Sa méchanceté qui a éloigné de lui le
Secours de Dieu, comme le dit David : «Lorsqu'il n'y a personne pour le secourir
et le sauver.» Que le démon soit semblable à un lion, le témoignage de
l'Écriture est formel : «Le démon votre ennemi tourne autour de vous comme un
lion rugissant, cherchant quelqu'un à dévorer.» (1 Pi 5,8). Le roi-prophète
lui-même nous dit dans un autre endroit : «Vous foulerez aux pieds le lion et le
dragon.» (Ps 90,13). Le démon est une bête féroce qui prend toutes les formes,
mais si nous sommes sur nos gardes, ce lion, ce dragon n'aura pas plus de
puissance contre nous que la boue, il n'osera pas nous attaquer de front, et
s'il avait cette audace, il serait foulé aux pieds. «Marchez, nous dit le
Sauveur, sur les serpents et sur les scorpions.» (Lc 10,19). Il tourne autour de
nous comme un lion plein de rage; mais s'il vient à s'attaquer à ceux qui ont en
eux Jésus Christ, la croix sur le front, le feu de l'Esprit saint dans le coeur,
et cette lampe de la charité qui ne s'éteint pas, il n'osera même pas les
regarder en face, mais il prendra la fuite, sans oser se retourner en arrière.
Et pour vous convaincre que ce ne sont pas là de vaines paroles, considérez
saint Paul : c'était un homme comme nous; mais ce lion le redoutait tellement
que la vue seule de ses vêtements et de son ombre le mettait en fuite. Et
justement certes, car il ne pouvait supporter l'odeur suave qui sortait et
s'exhalait de ses vêtements, et il n'osait fixer les yeux sur ce flambeau
éclatant de vertu.
«Seigneur mon Dieu, si j'ai fait ce qu'ils m'imputaient, si mes mains sont
coupables d'iniquité...» (Ibid. 4). Le but de nos constants efforts doit être
non seulement de prier, mais de prier de manière à être exaucé. Car la prière ne
suffit pas pour obtenir ce que nous demandons si nous ne la revêtons pas des
conditions qui la rendent agréable à Dieu. Ainsi le pharisien a prié et sa
prière ne lui a servi de rien. (Lc 18,10). Les Juifs ont aussi prié mais Dieu Se
détournait de leurs prières : car ils ne priaient pas avec les conditions
voulues. (Is 1,15). Voilà pourquoi Dieu nous ordonne de Lui présenter une prière
qui soit de nature à être exaucée. C'est ce que David nous a enseigné dans le
psaume précédent, il ne demandait pas seulement à Dieu de l'écouter, mais il
mettait tout en oeuvre pour obtenir ce résultat. Que faisait-il donc ? «Toutes
les nuits j'arroserai mon lit de pleurs, j'inonderai ma couche de larmes.» (Ps
6,7). Et encore : «Je m'épuise à gémir», et plus loin : «Retirez-vous de moi,
vous tous qui opérez l'iniquité», et enfin : «Ta fureur a rempli mon oeil de
trouble.» (Ps 6,8-9).
4. Voilà donc autant de moyens pour nous rendre Dieu favorable : la douleur,
les larmes, les gémissements, la fuite des méchants, la crainte du redoutable
jugement. David dit ailleurs : «Le Seigneur a exaucé ma justice, au jour de
l'angoisse Il a élargi ma voie.» En effet, les conditions qui garantissent le
succès à nos prières sont, premièrement, d'être dignes de la Grâce que nous
sollicitons; secondement, de prier conformément aux Lois divines; troisièmement
de prier avec persévérance; quatrièmement, de ne point demander les biens de la
terre; cinquièmement, de rechercher les choses qui nous sont vraiment utiles;
sixièmement, de prier avec les dispositions les plus parfaites. Rappelez-vous
combien de personnes ont mérité ainsi de voir leurs prières exaucées : Corneille
à cause de ses bonnes oeuvres (Ac 10,4); la Cananéenne, en récompense de sa
persévérance (Mt 15,28); Salomon, à cause de la perfection de sa prière (3 R
3,11). «Parce que tu n'as point demandé les richesses, ni la mort de tes
ennemis;» le publicain enfin à cause de son humilité (Lc 18,14); d'autres pour
d'autres raisons. Voilà les qualités qui assurent le succès de la prière, comme
les défauts contraires sont cause qu'elle n'est point exaucée, quelque juste
qu'on soit d'ailleurs. Qui fut, en effet, plus juste que saint Paul ? Mais parce
qu'il demanda des choses inutiles, Dieu ne l'exauça point : «J'ai prié trois
fois le Seigneur pour cela, nous dit-il, et Il m'a répondu; "Ma Grâce te
suffit.» (2 Cor 12,8-9). Qui fut encore plus saint que Moïse ? Et cependant Dieu
rejeta sa prière en lui disant : «C'est assez, ne M'en parle plus.»
(Deut 3,26). Il demandait d'entrer dans la Terre promise, ce que Dieu
regardait comme inutile, et cette Grâce ne lui fut point accordée. Une autre
cause qui fait rejeter nos prières, c'est la persévérance dans le péché. C'est
ce que Dieu reprochait aux Juifs lorsqu'Il disait à Jérémie : «Cesse de prier
pour ce peuple, ne vois-tu pas ce qu'ils font ?» (Jer 7,16-17). Ils
persévèrent dans leur impiété, et tu viens intercéder pour eux, Je ne puis
écouter tes prières. Ajoutons encore une autre raison : lorsque nous demandons à
Dieu le malheur de nos ennemis, non seulement nous n'obtenons rien, mais nous
irritons Dieu contre nous. La prière est un remède, mais si nous ne savons pas
comment nous devons nous en servir, nous n'en retirons aucune utilité. Voyons
donc ce que David dit à Dieu dans sa prière : «Seigneur mon Dieu, si j'ai fait
cela.» Que signifient ces paroles : «Si j'ai fait cela» ? Si j'ai fait le
mal que j'endure, si je me suis révolté contre mon père, si j'ai outragé les
lois les plus saintes. Il ne veut même pas ici nommer celui qui se conduit aussi
indignement, et il rougit, il a honte pour son fils. Lorsqu'un homme bien né a
surpris sa femme en adultère, il n'a pas la force de divulguer son crime en la
faisant connaître; ainsi David ne dit point : Si je me suis révolté contre celui
qui m'a donné le jour, si j'ai été un parricide, mais : «Si j'ai fait
cela.» Et pourquoi dis-je : «Si j'ai fait cela ?» semble-t-il ajouter. Est-ce
donc une si grande vertu que de ne point être un parricide, crime qu'on ne
rencontre même pas dans les bêtes féroces ? «Si mes mains se trouvent coupables
d'iniquité.» Je ne parle point de cette monstrueuse iniquité, mais de toute
autre dont mes mains sont innocentes.
S'il parle de la sorte, ce n'est point pour se glorifier, c'est parce qu'il
est forcé de faire connaître l'innocence de sa conduite. Mais cette raison n'est
rien auprès de celle qu'il va donner. «Si j'ai rendu le mal à ceux qui m'en
avaient fait.» (Ibid. 5). Pesez attentivement ces paroles, elles expriment une
action qui n'est pas ordinaire. Il est beau de se garder de toute injustice,
mais il est plus glorieux, et c'est la marque d'un esprit sage, de ne point
tirer vengeance des injustices commises à notre égard. La loi permettait, il est
vrai, d'exiger oeil pour oeil, dent pour dent, (Deut 19,21), sans que le
précepte divin fût transgressé. Mais le roi-prophète était parvenu à un tel
degré de perfection, que loin de transgresser la loi, il s'élevait bien
au-dessus d'elle, et allait bien au-delà de ses exigences. Pour lui la vertu
n'était rien, si elle ne s'élevait au-dessus des commandements. C'est l'exemple
que nous donne saint Paul. Il avait reçu le commandement de vivre de l'évangile,
et il n'usait point de ce droit, mais il prêchait l'évangile gratuitement. (1
Cor 9,14-18). De même le saint roi David, bien que la loi lui permît de se
venger de ses ennemis, n'usa point de cette faculté, et s'éleva de beaucoup
au-dessus des prescriptions de la loi. Quant à nous, il nous est commandé non
seulement de ne pas rendre le mal pour le mal, mais au contraire de faire le
bien. «Priez, nous dit notre Seigneur, pour ceux qui vous maltraitent, et faites
du bien à ceux qui vous haïssent.» (Mt 5,44). Mais pour David c'était un acte
héroïque et bien supérieur aux prescriptions légales que de ne point se venger
de ses ennemis. C'est pour cela qu'il dit à Dieu avec confiance : «Si j'ai fait
cela, si mes mains se trouvent coupables d'iniquité, si j'ai rendu le mal à ceux
qui m'en avaient fait.» À l'égard de son fils, la nature seule suffisait pour le
retenir; mais si j'ai commis l'injustice à l'égard d'un autre, dit-il, ou si
j'ai tiré vengeance de celle qui m'était faite. Quel pardon pourrons-nous donc
obtenir, quelle excuse alléguer, nous qui, après la Venue de Jésus Christ, ne
sommes pas encore parvenus au degré de perfection de ceux qui vivaient sous
l'ancienne loi, bien que Dieu exige de nous une justice beaucoup plus parfaite ?
«Car, nous dit le Sauveur, si votre justice n'est pas plus abondante que celle
des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux.» (Mt 5,20). De
même que celui qui faisait le bien sous la loi ne peut prétendre au même mérite
que celui qui le faisait avant la loi; ainsi celui qui pratique la vertu sous la
Grâce est bien inférieur à celui qui la pratiquait sous la loi, car la
différence des temps influe sur la différence des mérites. Aussi, voyez comme
saint Paul, pour nous rendre cette vérité sensible en ce qui concerne soit le
vice, soit la vertu, donne de bien plus grands éloges à ceux qui ont fait le
bien sans la loi, et juge dignes de châtiments plus sévères ceux qui ont fait le
mal sous la loi : «Lorsque les Gentils qui n'ont point de loi, nous dit-il, font
naturellement les choses que la loi commande, n'ayant point la loi, ils se
tiennent à eux-mêmes lieu de loi.» (Rm 2,14).
5. Vous voyez comme saint Paul loue et célèbre le mérite de ceux qui ont fait
le bien sans y être obligés par la loi. Écoutez maintenant comme, au témoignage
du même apôtre, ceux qui pèchent sous le règne de la Grâce se rendent dignes
d'un châtiment bien plus terrible que ceux qui pèchent sous l'empire de la loi.
«Celui qui viole la loi de Moïse est mis à mort sans miséricorde, sur la
déposition de deux ou trois témoins. Songez combien mérite de plus grands
supplices celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, et qui aura profané le
sang de l'alliance.» (Hé 10,28-29). Ailleurs, il fait voir encore que ceux qui
ont péché avant la loi auront à subir un châtiment beaucoup moins sévère que
ceux qui ont péché sous la loi : «Ceux qui ont péché sans la loi, périront sans
la loi;» c'est-à-dire que leur punition sera moins rigoureuse, parce qu'ils
n'auront point la loi pour accusatrice, mais la nature seule : «Et ceux qui ont
péché sous la loi seront jugés par la loi,» c'est-à-dire que la loi viendra se
joindre à la nature pour les accuser et les charger davantage : «Je succomberai
sous mes ennemis, sans espoir de délivrance. Que l'ennemi poursuive mon âme et
s'en rende maître, qu'il foule aux pieds dans la poussière et ma gloire et ma
vie.» (Ibid. 6). Vous voyez la confiance du juste et le témoignage d'une bonne
conscience. Car, si David n'était pas sûr de lui-même, il n'aurait pas ainsi
invoqué la Vengeance de Dieu contre lui. Or, voici le sens de ces paroles : Si
je me suis rendu coupable d'injustice, si je me suis vengé de mes ennemis, je
consens à être victime des mêmes épreuves. Il prononce donc lui-même son arrêt,
et demande à Dieu de le juger non pas seulement suivant ses fautes, mais plus
sévèrement qu'il ne le mérite, et il se soumet volontairement à un châtiment
dont la loi elle-même l'exemptait. Mais que signifient les paroles qui suivent :
«Que je succombe sous mes ennemis sans espoir de délivrance. Que l'ennemi
poursuive mon âme et s'en rende maître, qu'il me foule aux pieds sur la terre en
m'ôtant la vie, et qu'il réduise ma gloire en poussière ?» C'est-à-dire que je
sois sans honneur, sans réputation, et que Dieu anéantisse à la fois ma gloire
et ma vie.
Quel est le sens de ces dernières paroles : «Qu'il réduise ma gloire en
poussière ?» C'est-à-dire qu'il l'humilie, qu'il la foule aux pieds, et que je
devienne une proie facile pour mes ennemis. Quel crime égal à celui d'Absalom
qui combattait contre un père, et contre un père si plein de douceur et de
bonté, lui qui ne se recommandait que par des moeurs licencieuses, déréglées et
violentes ? Eh bien, David a-t-il rendu ici le mal pour le mal, a-t-il seulement
rappelé le souvenir de tant d'outrages ? Non. Et si vous étudiez l'histoire de
Saül, vous verrez cette vérité briller de tout son éclat. Saül qui, après tant
de bienfaits, tant d'actions éclatantes, tant de victoires dont il était
redevable à David, ne cessait de le persécuter, de lui tendre des pièges, et
cherchait tous les jours l'occasion de le faire périr, tombe dans ses mains
plusieurs fois, souvent lorsqu'il était plongé dans le sommeil, renfermé comme
dans une prison, et sans gardes autour de lui. David était pressé par un grand
nombre des siens de le percer de son épée et de le mettre à mort, il s'en
défendit toujours, et triompha de sa juste colère, bien qu'il sût qu'en laissant
la vie à Saül il déchaînait contre lui un ennemi acharné et irréconciliable.
Cependant, ni le souvenir du passé, ni la crainte de l'avenir, ni aucune autre
considération ne purent le déterminer à commettre ce meurtre. Il fit appel à sa
vertu pour arrêter le coup que ses mains auraient pu porter, et mettre un frein
à son ressentiment; et il aima mieux courir les plus grands dangers, être exposé
à toutes sortes d'embûches, se voir à la fois chassé de sa patrie et privé de la
liberté, que de tremper ses mains dans le sang d'un homme qui, en récompense de
tant de bienfaits, ne cherchait qu'à lui ôter la vie.
Je pourrais apporter beaucoup d'autres preuves de la haute sagesse de David.
Entendez-le se souhaiter les plus grands malheurs, comme d'échouer dans toutes
ses entreprises, de voir ses ennemis triompher insolemment de lui, de mourir
sans gloire et encore de la main de ses ennemis, ce qui est mille fois pire que
la mort. Aussi, fait-il les plus grands efforts pour que son nom survive après
lui. Considérez donc toutes les calamités qu'il appelle sur sa tête : Que je ne
réussisse dans aucune de mes actions, que mes ennemis triomphent de moi, que je
meure, et non pas d'une mort ordinaire, mais sans laisser aucun nom après moi !
Se dévouerait-il à tant de maux extrêmes, si le témoignage de sa conscience ne
l'avait rassuré ? S'il avait des ennemis, il n'en était pas la cause, car il
n'avait donné aucune occasion à leur inimitié. Quel sujet de le haïr avait-il
donné à son fils, et précédemment à Saül ? Lorsqu'Absalom eut commis un crime
digne de mort, il lui avait permis de revenir à sa cour et lui avait rendu toute
sa confiance après l'avoir puni pendant quelque temps. (2 R 4,21 et ss.).
Quant à Saül, qui cherchait toutes les occasions de le faire périr, il lui avait
laissé la vie toutes les fois qu'il était tombé entre ses mains. (1 R
24,7). Ne considérez donc point s'il avait des ennemis, voyez s'il avait donné
quelque sujet à leur inimitié. Car Jésus Christ ne nous a pas commandé de
n'avoir pas d'ennemis, ce qui n'est pas en notre pouvoir, mais Il nous fait un
précepte de ne point les haïr, ce dont nous sommes parfaitement les maîtres. En
effet, il ne dépend pas de nous d'être l'objet d'une haine toute gratuite, cela
dépend uniquement de ceux qui nous haïssent. Car il est ordinaire que les bons
soient un objet de haine pour les méchants. C'est ainsi qu'ils ont haï Jésus
Christ sans raison, comme l'atteste le Sauveur lui-même : «Ils M'ont haï sans
sujet.» (Jn 15,25). Les apôtres ont eu pour ennemis les faux apôtres, et les
prophètes, les faux prophètes. Nous devons donc nous appliquer, non pas à
n'avoir pas d'ennemis, mais à ne leur donner aucun juste sujet de l'être, et à
ne nourrir contre eux aucun sentiment d'éloignement et d'aversion, quelle que
soit la violence de leur haine contre nous. Lorsque je suis haï de quelqu'un
sans le haïr moi-même, je suis bien son ennemi, mais il n'est pas le mien. Et
comment serait-il mon ennemi, alors que je prie pour lui et que je cherche à lui
faire du bien ? C'est pour cela que saint Paul faisait cette recommandation;
«Vivez en paix, si cela se peut et autant qu'il est en vous, avec tous les
hommes.» (Rm 12,18).
6. Faisons donc tout ce qui dépend de nous, et nous nous rendrons dignes des
plus grands éloges. Mais que devons-nous faire pour cela ? Voici par exemple un
homme qui vous hait et qui se déclare contre vous; de votre côté montrez-lui de
l'amitié et faites-lui du bien. Il vous injurie et vous outrage ? Dites du bien
de lui et faites son éloge. Mais toutes ces avances ne peuvent triompher de son
inimitié ! Il vous prépare alors une récompense beaucoup plus grande. Car les
méchants qui persistent à nous faire la guerre en dépit de ce que nous faisons
pour les fléchir, deviennent pour nous la cause des plus brillantes récompenses,
tandis qu'ils se réduisent eux-mêmes à une extrême faiblesse. En effet, l'homme
implacable dans sa haine, sèche, dépérit et vit dans une agitation continuelle;
au contraire, celui qui est inaccessible aux traits de la haine est à l'abri de
l'orage, et il trouve pour lui-même mille avantages inconnus au premier dans le
soin qu'il prend de se réconcilier, d'éviter tout différend, et d'écarter de lui
tout sujet de contestation et de dispute. Fuyons donc tout ce qui peut nous
mettre en guerre avec les autres, et retranchons ici le mal dans sa racine, je
veux dire la vaine gloire et la cupidité. Car la cause de toutes les inimitiés,
c'est l'amour des richesses ou de la vaine gloire. Si nous savons dominer ces
passions, nous triompherons également de la haine et de la vengeance. Quelqu'un
vous outrage, supportez-le courageusement; ce n'est pas à vous, c'est à lui-même
qu'il a fait tort. On vous frappe, ne résistez pas, car celui qui a donné le
coup en est la première victime; sa main vous a frappé, mais sa colère lui a
porté un coup bien plus funeste et l'a perdu dans l'esprit de tous les hommes.
Ce que je vous demande ici vous paraît difficile; figurez-vous donc qu'un homme
furieux déchire en pièces vos vêtements. Qui est ici le plus à plaindre ? Est-ce
vous qui souffrez cette indignité ou celui qui en est l'auteur ? Il est évident
que c'est l'agresseur. Eh quoi donc, lorsqu'il s'agit de vêtements déchirés,
vous estimez plus malheureux l'agresseur que la victime, et celui dont le coeur
est mis en pièces (car c'est ce que fait la colère), ne vous paraît pas mille
fois plus malheureux que vous qui n'avez souffert aucun dommage ?
Et ne me dites pas qu'il a sans doute déchiré vos vêtements, mais qu'il avait
commencé par mettre son coeur en pièces. Car de même que la jaunisse ne se
déclare que lorsque l'excès de la bile la fait sortir de ses vaisseaux naturels,
ainsi une violente colère n'éclate que sous l'effort d'un coeur qui s'est comme
brisé en mille morceaux. Or, lorsque vous voyez un homme atteint de la jaunisse,
quelques mauvais traitements qu'il vous fasse, vous vous gardez bien de vous
exposer à gagner sa maladie; faites de même à l'égard de la colère. N'imitez pas
le vice par une triste rivalité, mais ayez bien plutôt pitié d'un malheureux qui
ne sait pas mettre un frein à un animal féroce, et qui devient ainsi tout le
premier la victime de sa fureur et la cause de sa ruine. Voulez-vous une preuve
de cette vérité ? Écoutez ce que disent la plupart de ceux qui veulent
s'interposer dans de semblables différends, et les conseils qu'ils donnent.
Épargnez-vous ce mal, c'est à vous-même que vous faites tort. Telle est, en
effet, la nature du vice, il perd l'âme qui l'enfante, et la bouleverse de fond
en comble. Gardons-nous donc de nous jeter hors du port pour satisfaire un désir
insensé de vengeance. Si un homme sur le point de faire naufrage et d'être
englouti dans les flots, venait vous insulter sur le rivage où vous êtes et
qu'il va quitter, vous n'en concevriez aucun chagrin et vous ne quitteriez pas
la terre ferme pour devenir avec lui victime du naufrage qui l'attend. Eh bien,
représentez-vous que celui qui vous insulte et vous outrage, est comme enveloppé
tout entier dans un tourbillon et dans une tempête violente, sur le point d'être
englouti dans les flots, et que sa colère le menace d'un naufrage certain,
tandis que vous qui supportez avec fermeté ses outrages, vous jouissez dans le
port et sur le rivage d'une ineffable tranquillité. Mais si vous vous laissez
aller aux mêmes sentiments de colère, ce n'est pas lui, c'est vous-mêmes que
vous précipitez dans les flots. «Lève-Toi, Seigneur, dans ton Courroux,
signale-Toi sur les frontières de mes ennemis.» (Ibid. 7). David nous
apprend ainsi que Dieu peut Se lever dans un autre sentiment que celui de la
colère, comme lorsqu'il Lui fait cette prière : «Lève-Toi, Seigneur, sauve-moi,
ô mon Dieu.»
Que cette expression : «Lève-Toi» ne représente à votre esprit aucune idée
matérielle. Cette locution, pas plus que celle de s'asseoir, ne doit s'entendre,
quand il est question de Dieu, dans un sens corporel. «Tu es assis pour
l'éternité», dit le même roi-prophète. Que signifient ces paroles ? La fixité,
la stabilité, l'immutabilité de la Nature divine, vérité qu'il démontre
également par les contraires. En effet, après avoir dit : «Tu es assis pour
l'éternité,» il ajoute : «Mais vous, vous périrez pour les siècles des siècles.»
(Ps 91,8-9). L'expression : «Se lever,» ne doit donc point s'entendre dans un
sens matériel, non plus que l'expression : «S'asseoir;» mais la première
représente la Puissance que Dieu a de châtier et de perdre les méchants, comme
la seconde figure l'Immutabilité divine. L'expression : «S'asseoir» signifie
aussi quelquefois le pouvoir de juger, comme dans ces paroles du roi-prophète :
«Toi qui es assis sur ton trône, Toi qui juges selon la justice» (Ps 9,4); et
dans ces autres de Daniel : «Les trônes furent placés et le jugement s'assit.»
(Dan 7,9-10). Cette expression est encore le symbole de la puissance
royale, comme lorsque David dit à Dieu : «Ton trône, ô mon Dieu, est un trône
éternel, le sceptre de l'équité est le sceptre de ton empire.» (Ps 44,7).
De là vient que ces autres paroles : «Assieds-toi à ma Droite» (Ps 109,1)
signifient une égalité d'honneur. Mais que veulent dire les paroles suivantes :
«Dans ta Colère ?» Il faut également les entendre dans un sens digne de Dieu. En
effet, la Colère de Dieu n'est pas une passion, mais le juste châtiment des
pécheurs. «Signale ta Puissance sur les frontières de mes ennemis.» Une autre
version porte : «Dans ta Colère contre mes ennemis;» une autre : «Dans la fureur
de ceux qui me persécutent;» une autre enfin : «Dans l'impatience de ceux qui
veulent me charger de chaînes.» On lit dans le texte hébreu : «Sur les
frontières,» (Bebaroth). Remarquez une fois de plus que David est éloigné de
tout sentiment de vengeance, et n'a ici en vue que la Gloire de Dieu. Car il ne
dit pas à Dieu : «Châtie mes ennemis ou les tiens», mais : «Élève-Toi». Et
comment peut S'élever Celui qui est déjà si haut et qui reste toujours au plus
haut degré de la grandeur ? Car l'élévation de sa Nature n'est susceptible ni de
diminution, ni d'accroissement; Dieu est parfait, n'a besoin de rien, et reste
toujours le même. Comment donc peut-Il être élevé ? Dans l'esprit d'un grand
nombre. Lorsqu'Il usait, comme Il le fait souvent, de patience, ses ennemis ne
voyaient dans sa conduite que pusillanimité et faiblesse. Il était donc comme
humilié, non pas en réalité, mais dans leur esprit.
7. De même que le soleil paraît sans clarté à ceux dont les yeux sont
malades, ainsi Dieu passe pour faible et pusillanime dans l'esprit de ses
ennemis. Mais bien que le soleil paraisse ainsi enveloppé d'obscurité, il ne
l'est pas en réalité; c'est la faiblesse des yeux infirmes qui le fait paraître
tel; ainsi cette prétendue Faiblesse de Dieu n'existe que dans les esprits
malades. Quel est donc ici le souhait du juste ? Signale ta Gloire au milieu de
tes ennemis, fais éclater ta Vengeance et ta Force, afin que ceux qui T'accusent
de faiblesse reconnaissent ta Puissance aux châtiments dont Tu es l'Auteur. Vous
voyez le but qu'il se propose, ce ne sont point ses intérêts, mais ceux de la
Gloire de Dieu. Il en est qui rendent cette expression : «Sur les frontières»
par : «sur les têtes;» d'autres traduisent ainsi : «Qu'aucun de tes ennemis ne
puisse échapper.» C'est une preuve de grande vertu dans un juste, d'avoir les
mêmes ennemis et les mêmes amis que Dieu, comme aussi c'est un signe de grande
perversité d'avoir pour amis les ennemis de Dieu, et pour ennemis ceux qui sont
ses amis. Or, de même que nous disons de Dieu qu'Il a des ennemis, non pas dans
ce sens qu'Il ait contre eux de la haine ou de l'aversion, mais parce que leurs
mauvaises actions Lui sont en horreur; ainsi le juste aussi a des ennemis sans
chercher à en tirer vengeance; il se contente d'avoir leurs mauvaises actions en
horreur. «Et lève-Toi, Seigneur mon Dieu, pour exécuter le précepte que Tu as
établi.» D'autres versions portent : «Le jugement.» «Et l'assemblée des peuples
T'environnera.» (Ibid. 8). Suivant une autre version : «Qu'elle T'environne.»
«En considération de cette assemblée, remonte en haut, Seigneur.» Une autre
version traduit : «Remonte en haut au-dessus d'elle.» Le texte hébreu porte :
Oualea. Que signifient ces paroles : «Pour exécuter le précepte que Tu as établi
?» Ce précepte, c'est de secourir ceux qui sont victimes de l'injustice, et de
ne point abandonner ceux dont les ennemis ont résolu la perte. Exécute donc
Toi-même, Seigneur, le précepte que Tu nous as donné. D'autres disent qu'il
s'agit de la Promesse que Dieu a faite de Se déclarer contre ses ennemis : «Et
l'assemblée des peuples T'environnera.» Loin d'ici encore toute pensée humaine.
Ces expressions, tout en présentant un sens matériel, renferment une
signification digne de Dieu. Quel est donc le sens de ces paroles : «Elle
T''environnera ?» C'est-à-dire : Elle chantera, elle célébrera tes Louanges,
elle exaltera ta Gloire et Te comblera de bénédictions.
Le peuple se formait en choeurs pour offrir à Dieu ses chants d'actions de
grâces, et il était rangé circulairement dans le temple autour de l'autel; c'est
à cette disposition que le roi-prophète emprunte le terme qui exprime leurs
bénédictions et leurs louanges. Voici donc le sens de sa prière : Marche contre
tes ennemis, et viens à mon secours. Tu forceras ainsi tes ennemis à reconnaître
ta Grandeur, et Tu donneras à ton peuple un juste sujet de célébrer tes
louanges. Vous voyez ici encore une fois qu'il ne songe nullement à ses
intérêts, et ne cherche que la Gloire de Dieu. Il veut que cette Gloire soit
partout reconnue aussi bien par les ennemis de Dieu que par ses serviteurs. «Et
pour elle, remonte en haut.» De qui veut-il parler ? De l'assemblée elle-même,
c'est-à-dire en considération de cette assemblée, remonte en haut, relève-nous
de notre abaissement, que le succès couronne toutes nos entreprises, entoure
cette assemblée de gloire et d'éclat, et rends-lui sa prospérité première.
Remarquez comme David mêle partout la doctrine à la prière. Après avoir dit dans
un autre psaume : «Aie pitié de moi et exauce-moi» (Ps 4,2), il fait suivre sa
prière de cet enseignement : «Enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le
coeur appesanti ?» De même ici, après avoir dit à Dieu : «Seigneur, remonte en
haut», il ajoute : «Le Seigneur discernera les actions des peuples;» (Ibid. 9);
une autre version porte : «Le Seigneur jugera les peuples.» Le roi-prophète
apprend ainsi à ceux qui s'imaginent que toutes choses vont sans règle au gré du
hasard, qu'il y a une Providence qui gouverne tout, et qui demande aux hommes un
compte sévère de leurs actions. Le jugement dont il parle ici est à la fois le
jugement futur et celui que Dieu porte dès la vie présente. Le jugement à venir
sera universel et public; mais dès ici-bas, Dieu exerce ce jugement en partie
pour réveiller par certains châtiments la tiédeur des uns et forcer
l'incrédulité des autres à reconnaître sa Providence dont le gouvernement
s'étend à tout l'univers. «Juge-moi, Seigneur, selon ma justice». Un autre
interprète traduit : «selon mon droit, et selon mon innocence.»
«L'iniquité des pécheurs aura un terme.» Une autre version porte : Que le
châtiment des impies soit complet. «Et Tu conduiras le juste»; ou suivant une
autre : «Tu affermiras le juste.» Mais, comment David qui, dans un autre
endroit, fait à Dieu cette prière : «N'entre pas en jugement avec ton
serviteur» (Ps 142,2); peut-il Lui dire: «Juge-moi selon ma justice» ?
Parce qu'il est question de deux idées complètement différentes. Ces
paroles : «N'entre pas en jugement avec ton serviteur», signifient :
Ne soyons point jugés ensemble et n'examine point ma vie en l'opposant à tes
Bienfaits; et c'est pour cela qu'il ajoute : «Parce que nul homme vivant ne
sera trouvé juste devant Toi,» c'est-à-dire si l'on établit une comparaison
entre Toi et lui. Ici, au contraire, telle n'est point sa pensée, il ne veut
établir aucune comparaison entre Dieu et lui, et il demande simplement à être
jugé seul. «Juge-moi, dit-il, selon ma justice,» c'est-à-dire selon la justice
qui m'est personnelle. Cette justice, c'est de n'avoir point pris l'initiative
d'agressions injustes, comme il l'a dit plus haut : «Si j'ai fait cela,» et
ce qu'il ajoute ensuite. Les paroles qui suivent : «Et selon mon
innocence,» ont la même signification; c'est d'après cette innocence, dit-il à
Dieu, que je veux être jugé. La confiance de David en sa justice paraît ici bien
grande, mais il est forcé de parler de la sorte. Pour quelle raison ? Parce que
ses épreuves auraient pu donner de lui une mauvaise opinion à un grand nombre
d'insensés. En effet, la plupart des esprits sans jugement regardent comme
coupable la vie d'un homme sur lequel le malheur s'appesantit, c'est ce qui est
arrivé au saint homme Job. Voilà pourquoi ses amis, sans pouvoir le convaincre
d'aucune action répréhensible, osaient lui dire «Tu n'es pas encore puni comme
tes péchés le méritent» (Jb 33,27). Des barbares eux-mêmes regardaient Paul
comme un scélérat et un malfaiteur, parce qu'une vipère s'était élancée sur sa
main, et ils disaient : «Après avoir été sauvé de la mer, la Vengeance
divine ne veut pas le laisser vivre.» (Ac 28,4). Séméi traitait également David
d'homicide, et le regardait comme criminel, parce qu'il le voyait malheureux.
(2 R 16,8).
8. Arrêtons-nous un instant sur cette matière pour vous faire éviter cette
erreur. J'entends bien des personnes me dire : Si Dieu aimait les pauvres, Il ne
les laisserait pas dans l'indigence. D'autres, quand ils voient un homme
travaillé par des infirmités, par des maladies continuelles, se demandent :
Où est le fruit de ses aumônes ? Que sont devenues ses bonnes
oeuvres ? Examinons à fond cette difficulté pour ne point tomber dans la
même erreur. Un homme qui est intelligent ne peut avoir ni haine pour les bons,
ni affection pour les méchants; et vous osez accuser Dieu de haïr les pauvres,
tout vertueux qu'ils soient, et d'aimer les riches bien qu'ils soient criminels,
et vous ne comprenez pas que ce langage est à la fois un blasphème et une énorme
absurdité ? Pour éviter de semblables excès, apprenez quel est l'objet
véritable de la Haine et de l'Affection de Dieu. Quel est donc celui qui est
aimé de Dieu ? Celui qui garde ses commandements. «Je l'aimerai, nous
dit-Il, et Je viendrai à lui.» (Jn 14,21-23). Ce n'est donc point celui qui est
riche, celui dont la santé ne laisserait rien à désirer, mais celui qui obéit à
mes commandements. Pour qui au contraire Dieu a-t-Il de la haine et de
l'horreur ? Pour celui qui n'accomplit point ses préceptes. Lors donc que
vous voyez un homme transgresser les commandements de Dieu, eût-il d'ailleurs en
partage une santé florissante, une brillante fortune, rangez-le parmi ceux qui
sont l'objet de la Haine de Dieu. Voyez-vous au contraire un homme vertueux, en
proie tout ensemble à la maladie, à l'indigence, dites : C'est un ami de
Dieu. Car l'Amitié de Dieu se manifeste non dans la possession des biens de la
terre, mais bien plutôt dans les épreuves de la vie. Ne voyez-vous pas, pour
prendre un exemple dans les choses humaines, que ce sont les favoris des rois
qui dans les combats affrontent les dangers, s'exposent aux plus graves
blessures et entreprennent des expéditions lointaines ? N'avez-vous pas
entendu l'Apôtre vous dire : «Le Seigneur châtie celui qu'Il aime, Il
frappe de verges tous ceux qu'Il reçoit au nombre de ses enfants ?» (Hé
12,6). Mais cette conduite en scandalise un grand nombre. Ils ne doivent s'en
prendre qu'à leur défaut d'intelligence. Car ce n'est point ici-bas que Dieu
nous donne la récompense de nos travaux. Cette vie est le temps des combats, les
couronnes et les récompenses nous seront données dans la vie future. Ne cherchez
donc pas le repos et la sécurité au temps du combat, au jour de la lutte, et ne
confondez pas les temps.
Mais il en est qui sont si faibles, me direz-vous. Dieu a pourvu à leur
faiblesse, et Il a permis qu'un grand nombre de justes passent leur vie au sein
de la prospérité, non pour les récompenser, mais dans l'intérêt de ces âmes plus
faibles. Si donc les afflictions des uns sont pour vous un objet de scandale, la
vie calme et tranquille des autres doit ranimer votre foi, et si la vue du
bonheur des méchants vous ébranle, le spectacle de leurs châtiments et de leurs
supplices doit vous raffermir. N'avez-vous pas entendu Jésus Christ vous
dire : «Vous aurez des tribulations en ce monde ?» (Jn 16,33).
Pourquoi donc après ces paroles du Sauveur, chercher le repos ici-bas ? Ne
L'avez-vous pas encore entendu vous dire : «Le monde se réjouira, tandis
que vous serez dans la tristesse ?» (Jn 16,20). Il y aurait donc lieu pour
les esprits peu intelligents d'être scandalisés, si le contraire de ce que Jésus
Christ a prédit arrivait; puisque donc les événements sont conformes à ses
Prédictions, pourquoi vous scandaliser ? Mais pour quelle raison, me
direz-vous, Dieu en a-t-Il ordonné de la sorte ? Ne cherchez point à le savoir,
et renoncez à une curiosité indiscrète. «Un vase d'argile dit-il à celui qui l'a
formé : Pourquoi m'as-tu fait ainsi ?» (Rm 9,20). C'est cette témérité
que Dieu par son prophète reprochait aux Juifs, alors que, coupables de crimes
sans nombre, ils voulaient pénétrer avec curiosité dans les Desseins de Dieu.
«Ils veulent connaître mes Voies, disait-Il, comme un peuple qui aurait agi
selon la justice, et n'aurait pas abandonné la Loi de son Dieu.» (Is 63,2). Ils
ressemblent à un serviteur qui, ayant encouru le juste mécontentement de son
maître et coupable à ses yeux de mille infidélités, au lieu d'apaiser sa colère,
viendrait lui demander raison de la conduite qu'il tient a son égard. Cessez
donc ces vaines recherches, et ne songez qu'à gémir, à pleurer et à laver vos
fautes dans vos larmes.
Si je vous tiens ce langage, ce n'est pas que je ne puisse vous rendre raison
de la conduite de Dieu, mais je voudrais vous guérir de cette curiosité
inquiète, et vous inspirer une vive sollicitude pour le salut de votre âme.
Pourquoi donc Dieu agit-Il de la sorte ? C'est par un sentiment de bonté
pour le genre humain. Il a resserré le travail et la peine dans les étroites
limites de cette vie, et Il a réservé les couronnes pour la vie future qui ne
connaît ni vieillesse, ni fin. Le travail et la peine arrivent rapidement à leur
terme, mais les récompenses sont immortelles et ne finiront jamais. Une autre
raison de cette conduite, c'est d'exercer les âmes à l'amour de la vertu.
Lorsqu'une âme embrasse la pratique de la vertu avec les peines qui lui sont
attachées, et sans en recevoir la récompense, elle montre qu'elle veut l'aimer
d'un amour désintéressé et parfait. En fuyant le vice qui se présente avec tous
ses attraits et sans être suivi de châtiment, elle se fortifie dans l'habitude
de haïr le vice et de chérir la vertu. C'est ainsi qu'elle se forme par une
heureuse habitude à la haine du mal et à l'amour du bien. Il est encore une
autre raison; quelle est-elle ? C'est que l'affliction nous inspire l'amour
de la sagesse et augmente notre force intérieure. Dieu Se propose encore un
autre motif, c'est de nous apprendre à mépriser les biens de la vie présente, à
ne point nous y attacher et nous en rendre les esclaves. Voilà pourquoi Il
assigne à cette vie les afflictions et les peines, tandis que le bonheur et la
prospérité sont ici-bas de courte durée : «Que la malice des pécheurs ait
un terme, et alors Tu conduiras le juste. Qu'est-ce à dire : «Qu'elle ait
un terme» ? Envoie-leur des châtiments qui les arrêtent dans la voie du
crime. Car de même que des blessures gangrenées cèdent à l'efficacité de remèdes
énergiques, tels que l'application du fer et du feu; ainsi, le châtiment est un
frein puissant qui arrête le vice.
9. Une fois convaincus de ces vérités, ce n'est plus sur ceux que Dieu châtie
par les épreuves de cette vie qu'il nous faut verser des larmes, mais sur ceux
qui pèchent avec le bénéfice de l'impunité. En effet, le premier malheur c'est
de pécher, le second c'est de ne point appliquer le remède sur les blessures du
péché, je dirai même et avec fondement que ce second malheur est pire que le
premier. - Car, ce qui est vraiment pénible et triste, ce n'est pas d'être
malade, c'est d'être malade et de ne point se soucier de sa guérison. De même
encore, ce n'est pas simplement l'état d'un homme rongé d'un ulcère que nous
déplorons, mais le triste état de celui qui n'y pense point, et n'a point
recours à la main du médecin. Si cet homme au contraire se soumet à l'opération
du fer et du feu, nous disons de lui qu'il est en voie de guérison. Nous ne
considérons point la douleur que produit le retranchement des chairs, mais la
santé qui doit en être le résultat. Tels doivent être nos sentiments à l'égard
des maladies de l'âme. Ce n'est point sur les pécheurs que Dieu châtie que nous
devons gémir et pleurer, car c'est ainsi qu'Il les ramène à la santé; mais sur
ceux qu'Il laisse pécher avec impunité. Cependant, si les peines de cette vie
sont un frein aussi puissant contre le péché, pourquoi ne sommes-nous pas
châtiés tous les jours des fautes que nous commettons ? S'il en était ainsi, le
genre humain serait détruit, sans avoir le temps de faire pénitence. Considérez
cette vérité dans saint Paul. Si Dieu l'eût frappé de mort pour le punir d'avoir
persécuté son Église, il n'aurait pas eu le temps de faire pénitence, il n'eût
pas accompli ces oeuvres merveilleuses dont sa vie est pleine, et n'eût pas
ramené le monde presqu'entier de l'erreur à la vérité. Ne voyez-vous pas que les
médecins eux-mêmes, lorsqu'un malade est couvert de nombreuses blessures,
n'appliquent pas des remèdes aussi énergiques que le demanderait la nature du
mal, mais qu'ils les proportionnent aux forces du malade, dans la crainte qu'en
voulant guérir ses blessures, ils ne lui donnent la mort ? Voilà pourquoi
Dieu ne punit pas simultanément tous les pécheurs ou ne les châtie pas tous
comme ils le méritent, mais qu'Il ne les punit qu'individuellement et en
relâchant un peu les droits de sa Justice. Souvent même, le châtiment d'un seul
a suffi pour en rappeler au devoir un grand nombre. C'est ce qui arrive tous les
jours pour le corps. Le retranchement d'un seul membre rend la santé à tous les
autres. Voyez la charité qui remplit l'âme de ce saint roi, comme il cherche en
toute circonstance l'intérêt commun, c'est à-dire la destruction du péché. Il
désire non point se venger de ses ennemis, mais les voir renoncer à leurs
iniquités.
N'ayons donc aussi nous-mêmes qu'une seule chose en vue : arrêter les
progrès du mal. Déplorons le triste sort de ceux qui vivent dans l'iniquité,
fussent-ils revêtus de riches étoffes de soie, et proclamons bienheureux ceux
qui pratiquent la vertu, quand même ils seraient réduits à la dernière
indigence. Ne nous arrêtons pas à l'extérieur, pénétrons dans l'âme des uns et
des autres, c'est alors que nous verrons les richesses des uns, l'extrême
pauvreté des autres. Qu'importe que l'un soit couvert de vêtements
éclatants ? En quoi diffère-t-il des magasins et des planches où ces
vêtements sont suspendus ? En quoi est-il plus riche que ceux qui reçoivent
ces étoffes pour les vendre ? Telles ne sont point les richesses du juste, elles
sont solides et durables. Me direz-vous que les riches ne sentent point leur
indigence ? Rien en cela de surprenant. Les frénétiques aussi ne sentent
pas leur mal, et loin d'en être plus heureux, ils n'en sont que plus à plaindre.
S'ils avaient la conscience de leur mal, ils s'empresseraient de venir trouver
le médecin; mais le plus triste effet que produit le vice dans une âme qu'il
possède, c'est de la rendre insensible au mal qui la dévore. Ne soyez point
impressionnés par la joie que le riche affecte au milieu de ses richesses, mais
versez sur lui des larmes d'autant plus abondantes qu'il ne comprend pas
l'étendue de son infortune; car il n'est pas conforme à la nature, et c'est un
acte d'extrême folie, de se livrer aux transports de la joie dans un semblable
état. «Et Tu conduis le juste.» Que veulent dire ces paroles ? C'est que le
châtiment des impies rend les justes plus attentifs. Il résulte donc de là deux
précieux avantages : les uns se retirent du mal, les autres s'attachent
plus étroitement à la vertu. Un homme qui jouit de la santé, veille encore avec
plus de soin à la conserver, lorsqu'il voit un de ses semblables soumis à
l'opération douloureuse du fer et du feu; le même effet se produit ici. Un grand
nombre de ceux qui existaient alors, parmi même les plus vigilants, se
scandalisaient, et éprouvaient un sentiment de peine qui attestait leur
imperfection, à la vue du bonheur des méchants.
C'est ce qui faisait dire à David dans un autre psaume : «Mes pas ont
presque chancelé, parce que j'ai été touché d'un zèle d'indignation contre les
méchants.» (Ps 77, 2). Jérémie de son côté se demande «Pourquoi les impies
prospèrent-ils en leurs voies ?» (Jer 12,l). C'est ce que le saint homme
Job lui-même ne cessait de rechercher. Les dispositions encore imparfaites de
ces temps anciens expliquent ces questions et ces recherches, mais aujourd'hui
celui qui se troublerait à la vue de ce spectacle serait inexcusable, après
avoir été si longtemps à l'école de la sagesse, après avoir été instruit en
termes si clairs des vérités de la vie future, de l'existence de l'enfer et du
royaume des cieux où chacun recevra suivant ses oeuvres. «Le Dieu juste sonde
les coeurs et les reins. Mon secours est dans le Seigneur qui sauve les coeurs
droits.» (Ibid. 11). Une autre version porte : «Le Dieu juste examine
les coeurs et les reins, Il est mon défenseur.» Une autre : «Dieu est
juste.» Les Septante ont traduit : «Dieu scrute les coeurs et les reins;
c'est avec justice que j'attends le Secours du Seigneur.» Le roi-prophète avait
annoncé que le Seigneur jugerait l'univers. Il explique maintenant quelle sera
la forme de ce jugement : Dieu, dit-il, n'aura besoin ni de témoins, ni
d'enquêtes, ni de preuves, ni de pièces, ni de démonstrations, ni d'aucun autre
témoignage, car Il connaît tous les secrets des coeurs. Que l'insensé ne vienne
donc plus dire : Comment Dieu pourra-t-Il juger cette multitude innombrable
dont le monde est composé ? Car Celui qui a tiré le monde du néant pourra bien
juger ce qu'Il a créé. Les reins signifient ce qu'il y a dans l'âme de plus
secret, de plus intime, de plus profond, et c'est ce que le prophète veut faire
comprendre par la place que les reins occupent dans le corps de l'homme.
10. Quel est le sens du mot : «Scrutant ?» Celui que lui donne un autre
interprète : «Examinant.» Le roi-prophète parle ici le langage de l'homme,
mais le sens caché de ses paroles est digne de Dieu. Lorsque saint Paul dit de
Dieu : « Qui scrute les coeurs» (Rm 7,27), scruter, pour lui, est savoir
avec certitude; ainsi le mot scrutant, dans l'esprit du roi-prophète, veut dire
qui connaît parfaitement. Examiner veut dire mettre en plein jour, ce qui est le
propre de la science parfaite, comme dans ces paroles de saint Paul : «Tout
est à nu et à découvert devant ses Yeux.» (Hé 4,13). «C'est avec justice que
j'attends le Secours du Seigneur.» C'est-à-dire j'ai droit à ce secours, car je
ne demande rien d'injuste. Si donc nous voulons obtenir le secours d'en haut, ne
demandons que ce qui est conforme à la justice, afin que la nature même de nos
prières en assure l'efficacité. «Qui sauve les coeurs droits.» C'est l'oeuvre
qui est familière à Dieu. Je ne me suis pas rendu le premier coupable
d'injustice, je ne désire point me venger, dit le roi-prophète, et c'est pour
cela que j'attends justement le Secours du Seigneur. Instruits de ces vérités,
ne demandons rien à Dieu qui s'oppose à l'effet de nos prières. Lorsque vous Le
priez contre vos ennemis, le secours que vous implorez n'est point juste, il est
en opposition avec la loi de Dieu dont vous sollicitez l'appui. Je dirai la même
chose lorsque vous demandez les richesses, la beauté, ou quelqu'autre faveur
passagère de la vie présente, et contraire à la vraie sagesse de l'âme. Prions
donc, mais de manière à obtenir. «Dieu est un Juge équitable, fort et patient;
il n'exerce pas sa Colère tous les jours.» (Ibid. 12). Une autre version
traduit : «Il frémit de colère tous les jours.» Le texte hébreu porte :
«Pendant toute la vie.» Une autre version : «Il menace, Il frémit, et ne
punit point.» Or voici le sens de ces paroles : Il est juste, donc Il
voudra punir les méchants; Il est fort, donc Il pourra exécuter les arrêts de sa
justice. Mais que devient sa Miséricorde, s'Il juge suivant la justice ?
Elle paraît d'abord dans la patience qui Lui fait différer le châtiment, dans la
rémission de nos péchés par le sacrement de la régénération, et en second lieu
dans le temps qu'Il nous laisse pour faire pénitence.
Si vous réfléchissez, en effet, aux péchés que vous ne cessez de commettre,
vous comprendrez la grandeur ineffable de sa Miséricorde. C'est ce que veut nous
apprendre le roi-prophète par ces paroles : «Dieu est un juge équitable,
fort et patient.» Vous êtes surpris qu'Il ne punisse pas, alors que ni le
pouvoir ni la volonté ne lui font défaut. Apprenez donc, nous dit David, que
Dieu est patient, et qu'Il n'exerce pas sa Colère tous les jours. Ce n'est point
par impuissance qu'Il ne venge pas ses droits outragés, comme des insensés
pourraient le croire; la cause qui Lui fait différer le châtiment, c'est que sa
Longanimité est grande. Il use de patience pour vous amener au repentir. Si vous
ne profitez point de ce remède, c'est alors qu'Il exerce sa Vengeance. Tous les
jours donc nous sommes redevables à sa Justice. S'il en était autrement, David
n'eût point signalé comme une chose extraordinaire que Dieu n'exerce pas sa
Colère tous les jours. S'il parle de la sorte, c'est que nos actions crient tous
les jours vengeance, et que la Bonté seule de Dieu arrête le bras de sa Justice.
Remarquez encore comme le roi-prophète nous montre Dieu exempt de trouble, et
sous le nom de colère n'entend que le châtiment. Car personne n'inflige la
colère, mais on ressent la colère en soi-même et on inflige le châtiment à celui
qui le mérite. Il ne veut donc exprimer autre chose que l'idée de châtiment
lorsqu'il dit : «Et Il n'exerce pas sa Colère tous les jours.» Et pourquoi
ajoute-t-il : «Tous les jours ?» Que chacun de nous rentre dans sa
conscience, et il répondra à cette question. Ne parlons point ici des péchés
secrets; mais qui peut éviter ceux qui sont communs à tous les hommes ?
Quels sont-ils ? Dites-nous quel est le jour où nos prières ne soient faites
avec négligence et tiédeur ? En faut-il davantage pour attirer la Colère de Dieu
? Jugez-en vous-mêmes. Dites-nous si vous vous présentiez devant un juge en
donnant des signes de nonchalance et d'ennui, et que votre culpabilité fût
prouvée, est-ce que vous ne seriez pas aussitôt condamné et envoyé en
exil ? Oui, sans doute, me répondrez-vous, car ce juge est un homme.
Quelle conséquence tirer de là ? C'est qu'un homme à qui on fait outrage
ne peut justement s'en irriter, car il est outragé par un de ses semblables,
tandis que Dieu est en droit de faire justice des outrages qu'Il reçoit, parce
qu'ils ont une gravité beaucoup plus grande que s'ils atteignaient un homme.
Ajoutons encore que l'homme agit ainsi dans son intérêt, tandis que Dieu ne Se
propose que le vôtre, et ce motif seul légitime sa Colère. En effet, en
méprisant celui qui ne se propose que votre bien, vous êtes plus coupable que si
vous méprisiez des hommes qui ne cherchent que leurs intérêts. Ce qui vous rend
digne encore d'un châtiment plus sévère, c'est de n'avoir pas même la simple
prudence de demander ce qui peut vous être utile. Mais quel est celui qui
n'outrage pas son frère sans motif ? Ne me dites pas : Ce n'est qu'un
serviteur, car en Jésus Christ il n'y a plus d'homme, ni de femme, ni d'esclave,
ni d'homme libre (Gal 3,28). Quel est encore celui qui ne s'est point rendu
l'accusateur de son prochain, qui n'a point commis de mensonge, qui n'a point
jeté sur une femme des regards criminels, qui n'est point coupable d'envie ou de
vaine gloire, qui n'a point à se reprocher de paroles inutiles ? Car voilà
autant de justes sujets de condamnation. Si du moins nous avions pour les
intérêts du temps la même négligence que nous affectons pour les intérêts de
notre âme, peut-être serions nous dignes de quelque pardon. Mais nous ne pouvons
nous prévaloir de cette excuse, car tandis que nous veillons avec le plus grand
soin aux affaires de la terre, nous sommes d'une négligence extrême pour celles
de l'éternité. Or, de peur que cette Patience de Dieu ne devienne pour les
hommes l'occasion d'une négligence plus grande encore, David ajoute : «Si
vous ne revenez à Lui, Il fera briller son épée. » (Ibid. 13). Une autre version
porte : «Il aiguisera son épée. Il a tendu son arc et Il le tient,» ou,
suivant une autre version : «Il le bandera. Il y a préparé des instruments
de mort et a rendu ses flèches brûlantes.» (Ibid. 14). Suivant une autre version
: «Il a préparé ses flèches pour brûler.»
11. Que diront ici ceux qui prétendent que Dieu est revêtu d'une forme
humaine, parce que l'Écriture lui prête des mains, des pieds, des yeux ?
Soutiendront-ils qu'il y a aussi dans le ciel des arcs, des flèches, des pierres
à aiguiser, des glaives, des carquois ? À ton seul Regard, dit un autre auteur
inspiré, les montagnes tremblent de frayeur.» (Ec 16,19). Et David lui-même nous
dit : «Lui qui regarde la terre, et la fait trembler.» (Ps 103,32). Si le
seul Regard de Dieu a la vertu de fondre la nature des pierres, quelle puissance
beaucoup plus grande n'aura-t-Il pas sur les hommes ? Pourquoi donc le
roi-prophète prête-t-il un arc et un glaive à Dieu, qui peut anéantir la terre
entière d'un seul regard; que dis-je, par un seul acte de sa volonté ? Car il
est évident qu'Il peut l'anéantir de la même manière qu'Il l'a créée,
c'est-à-dire par sa seule Volonté. L'Écriture nous dit «qu'Il tient dans sa Main
les extrémités de la terre» (Ps 94,4); «que ceux qui l'habitent sont en sa
Présence comme des sauterelles;» (Is 40,22); «que les nations sont devant Lui
comme une goutte d'eau dans un vase d'airain, comme un grain de sable dans une
balance.» (Ibid. 40,15). Nous lisons encore qu'un ange envoyé de Dieu frappa de
mort dans un seul instant quatre-vingt-cinq mille hommes (4 Rois 19,35); que
dis-je, un ange ? Des mouches, des insectes, des vers ont suffi pour
détruire l'armée des Égyptiens. Quel besoin donc est-il d'arcs et de glaives ?
Pourquoi donc ce langage dans la bouche du roi-prophète ? C'est pour
s'accommoder à la faiblesse de ses auditeurs et leur inspirer une salutaire
frayeur par l'énumération de ces armes qui leur sont connues. Car en quoi
d'ailleurs les armes seraient-elles nécessaires - à celui qui tient dans sa Main
la vie de tous les hommes (Dan 5,23) et dont David a dit : «Qui peut
soutenir la rigueur de son froid ?» (Ps 147,17). Mais comme je l'ai dit,
c'est à cause de la grossièreté et de l'ignorance des hommes qu'il parle de la
sorte. Que veut dire cette expression : «Il fera briller son glaive ?»
Il aiguisera. Faudra-t-il donc une pierre à aiguiser ? Est-ce que son
glaive a des taches de rouille ? Quel est celui qui avec tant soit peu
d'intelligence, voudrait entendre ces expressions dans leur sens littéral ?
Ainsi que je l'ai dit précédemment, le prophète fait une description entière des
châtiments réservés aux pécheurs, et il se sert de ces expressions figurées pour
que les esprits les plus dépourvus de raison comprennent qu'il ne faut pas s'en
tenir aux mots, mais leur donner une signification qui soit digne de Dieu.
Si donc on est surpris d'entendre attribuer à Dieu de la colère, de la
fureur, combien le sera-t-on davantage de Lui voir prêter des armes ?
Cependant, si nous devons prendre ces armes non dans leur signification
littérale, mais dans un sens digne de Dieu, il est évident qu'il faut entendre
dans le même sens la colère et la fureur. Ces expressions matérielles et
figurées n'ont d'autre but que de frapper les intelligences les plus grossières.
Aussi David ne se contente pas de ce qu'il a dit, mais pour augmenter leur
frayeur, il emprunte un langage encore plus rapproché du nôtre. Il nous présente
Dieu non seulement comme ayant un glaive à la main, mais comme armé de toutes
pièces. La vue d'un arc qu'on tient entre les mains cause une bien plus grande
frayeur que la vue d'un glaive qu'on aiguise, et c'est pour cela que le
roi-prophète a recours à ces expressions métaphoriques pour pénétrer l'âme de
ses auditeurs d'une crainte salutaire : «Il a tendu son arc et l'a
préparé,» et il fait ressortir en même temps la Patience de Dieu et sa juste
Colère. Il ne dit pas : «Il a envoyé, Il a lancé ses flèches,» mais :
«Il a tendu son arc, Il l'a préparé;» c'est-à-dire il est tout prêt à lancer ses
flèches. Et qu'y a-t-il d'étonnant que le roi-prophète parle ainsi sous l'Ancien
Testament, alors que sous le Nouveau, Jean Baptiste tient aux Juifs le même
langage : «La hache est déjà placée à la racine de l'arbre ?» (Lc
3,9). Quoi donc ? Est-ce que Dieu agit comme un ouvrier qui se sert de la
hache pour couper le bois ? Et faut-il entendre dans le sens littéral cette
hache et ce bois ? Non sans doute, pas plus qu'il ne faut prendre dans ce sens
la paille et le blé dans ces paroles : «Sa main tient le van, et Il
nettoiera son aire, et Il amassera son froment dans son grenier, et Il brûlera
la paille dans un feu qui ne s'éteint point.» (Mt 3,12). Dans quel sens faut-il
donc entendre ces expressions ? La hache, c'est le châtiment et le
supplice; les arbres ce sont les hommes; la paille les méchants; le froment les
bons; le van, le jugement et la séparation. De même ici le glaive, l'arc et les
flèches sont la figure du juste châtiment réservé aux pécheurs. Il nous annonce
ensuite que ce châtiment doit être tant soit peu différé, mais il nous montre
qu'il n'est pas éloigné, en nous disant que Dieu a tendu son arc et le tient
préparé.
Les instruments de mort sont les flèches; de même que les instruments
aratoires sont ceux qui servent à l'agriculture, les instruments de marine ceux
qui servent à la navigation, les instruments de tissage ceux dont on se sert
pour tisser, ainsi les instruments de mort sont ceux qui donnent la mort. Il
explique ensuite quels sont ces instruments de mort; ce sont les flèches qui
indiquent la célérité du châtiment, lorsque le temps voulu de Dieu est arrivé.
Que signifient ces paroles : «Pour ceux qui sont enflammés ?» Pour ceux sur
qui tomberont ces châtiments. Est-ce donc que le feu ne suffisait pas, qu'il
fallut y joindre encore des flèches ? Vous voyez que le roi-prophète se sert
partout d'expressions métaphoriques pour nous inspirer un plus grand effroi.
Voici donc le véritable sens de ses paroles : Dieu a préparé ses châtiments
pour ceux qui les ont mérités. Mais s'il n'avait employé ce langage figuré il
eût inspiré moins de crainte, tandis que cette énumération de flèches, d'arc
tendu, de flèches prêtes à être lancées, d'instruments de mort, de feu, pénètre
l'âme de frayeur. Il modère ensuite cette crainte en ajoutant : «Pour ceux
qui sont au milieu du feu.» C'est-à-dire qu'il prévient la pensée qui pourrait
naître dans un esprit peu intelligent que la Main vengeresse de Dieu s'étend sur
tous les hommes, en ajoutant : «Pour ceux qui sont au milieu des flammes.»
C'est ce que saint Paul fait entendre lui-même lorsque, parlant du prince, il
dit: «Ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive.» (Rm 13,14). Si donc le glaive
des princes inspire une salutaire frayeur, combien plus le glaive de Dieu !
C'est du reste une preuve de la grande Bonté de Dieu que de nous effrayer par
des menaces, par une peinture même exagérée du châtiment pour nous le faire
éviter plus sûrement. C'est pour cela qu'Il tend son arc, qu'Il le prépare,
qu'Il y place ses flèches, c'est pour cela qu'Il se prépare à punir pour n'avoir
jamais à le faire.
12. Tous les traits dans cette description ont une signification marquée. «Il
fera briller son glaive.» C'est la violence et la célérité du châtiment. «Il a
tendu son arc,» c'est la certitude de la punition, si les pécheurs refusent de
se convertir : «Pour ceux qui sont au milieu des flammes.» Ce sont les
coupables qu'Il instruit par avance des châtiments qui leur sont réservés pour
les retirer de la voie du crime. Si Dieu agissait ici par un motif de colère et
de fureur, Il ne prédirait point aux méchants les supplices qui les attendent.
Car ce n'est point ainsi qu'agit la colère, elle tient une conduite toute
contraire, surtout lorsqu'elle est parvenue à son comble, que le moment de la
vengeance approche, et que tout est prêt pour le châtiment. Ainsi les ennemis et
ceux qui méditent un grand acte de vengeance, non seulement ne le font pas
connaître, mais viennent fondre à la dérobée dans la crainte que ceux qu'ils
veulent ainsi châtier ne se mettent sur leurs gardes. Mais Dieu tient une
conduite toute différente, Il prédit les châtiments, Il les diffère, Il effraie
par ses Paroles, Il fait tout pour n'être pas obligé de mettre ses Menaces à
exécution. Là aussi Il a tendu son arc, Il a aiguisé son épée, Il a préparé ses
flèches, et n'a point déchargé ses Coups. En effet ne vous semble-t-il pas voir
un arc, des traits, un glaive aiguisé dans cette menace du prophète :
«Encore trois jours et Ninive sera détruite ?» (Jon 3,4). Cependant le
trait ne partit point, car Dieu ne l'avait point préparé pour le lancer, mais
pour le déposer. Les soldats ne s'arment que pour frapper, Dieu au contraire ne
le fait que pour nous inspirer une crainte qui nous rende plus sages et désarmer
sa Main levée pour nous punir. Ne nous troublons donc point, ces paroles
redoutables partent d'un Coeur extrêmement miséricordieux, et plus elles nous
paraissent dures et insupportables, plus elles sont dictées par un sentiment de
douceur ineffable. Les pères, lorsqu'ils n'ont point intention de punir leurs
enfants, laissent éclater dans leurs paroles une colère plus grande; ainsi Dieu
qui ne veut point nous châtier, cherche à nous effrayer par des menaces plus
sévères. Il nous prédit qu'Il a préparé le feu de l'enfer, pour n'être point
obligé de nous y précipiter, et c'est pour cette raison que dans l'Évangile Il
parle bien plus souvent des supplices éternels, que du royaume des cieux.
Comme les esprits peu éclairés se laissent plus facilement détourner du vice
et amener à la pratique de la vertu par la crainte des châtiments que par
l'espérance des biens promis, Dieu S'attache à leur remettre continuellement ces
châtiments sous les yeux. Que ces menaces terribles ne jettent donc point notre
âme dans la tristesse; car elles peuvent nous être souverainement utiles.
Considérons tout à la fois la Longanimité et la Justice de Dieu et ne
désespérons point de notre salut, car Il est patient; ne perdons point courage,
car Il est juste. Il fait preuve sur la terre d'une patience admirable; et dans
l'autre vie, Il abandonne ceux qui n'ont point voulu en profiter à la triste
expérience des supplices éternels. Prévenons dès cette vie un si grand mal.
«Voici que le méchant a enfanté l'injustice.» Le texte hébreu porte au lieu de
«il a enfanté, » Jebal, «il a conçu la douleur.» Suivant une autre
version : «Et après avoir enfanté, il a engendré l'iniquité.»
(Ibid. 16). Une autre version porte : «Éle mensonge. Il a ouvert une
fosse, et l'a creusée, il tombera dans la fosse qu'il a préparée.»
(Ibid. 16). Une autre version porte : «Dans la perdition dont il est
l'auteur.» Le roi-prophète nous a montré Dieu prêt â exercer sa Vengeance et à
châtier les méchants, et il rend ainsi ceux qui l'écoutent plus sages et plus
modérés en leur montrant la Colère de Dieu suspendue sur leur tête. Il les
enseigne maintenant par les faits et leur apprend qu'avant même les châtiments
de l'autre vie, le crime est à lui-même son propre supplice. Vérité que
proclamait saint Paul lorsqu'il disait : «Et ils ont reçu en eux-mêmes la
peine due à leur égarement.» (Rm 1,27). Et il en donnait pour exemple ceux que
leurs crimes monstrueux avaient punis de la manière la plus frappante. Comme un
grand nombre d'âmes encore grossières n'écoutent les conseils de la sagesse que
lorsqu'ils leur sont donnés par les châtiments des coupables, saint Paul croit
utile de proposer cet exemple. C'est ce que fait Jésus Christ Lui-même. Après
avoir parlé à plusieurs reprises des supplices de l'enfer, Il apporte l'exemple
des tristes victimes de ces feux éternels, du riche contemporain de Lazare, des
vierges folles, (Mt 25,1-24); du serviteur qui avait caché son talent, et
dès cette vie, de ceux qui avaient été écrasés par la chute d'une tour et dont
Pilate avait mêlé le sang avec leurs sacrifices. (Lc 13,1-4).
Ainsi Pierre, après avoir lui-même parlé longuement des peines de l'enfer,
cite à l'appui ceux qui endurent ces supplices éternels, et place sous les yeux
de ses auditeurs le châtiment d'Ananie et de Saphire, ce que saint Paul lui-même
fit pour Elymas le magicien. (Ac 13,11). Il confirme encore cette vérité,
lorsque, rappelant le voyage des Hébreux dans le désert, il dit : «Vous ne
devez pas ignorer, mes frères, que nos pères ont tous été sous la nuée, qu'ils
ont tous été baptisés sous la conduite de Moïse, qu'ils ont tous mangé la même
nourriture mystérieuse, et qu'ils ont bu le même breuvage spirituel. Cependant
la plupart d'entre eux ne furent point agréables à Dieu, mais ils périrent dans
le désert.» (1 Co 10,1-5). Saint Paul venait de parler de la vie future, de
l'enfer, des châtiments et des supplices qu'on y endure; à l'appui de ces
vérités, il invoque les exemples des temps anciens en rappelant ceux qui ont été
punis, les uns par les serpents, les autres par l'ange exterminateur. C'est ce
que fait ici David lui-même en apportant l'exemple d'Achitophel ou d'Absalom;
car, suivant quelques-uns, il parlerait ici d'Achitophel. En effet, il n'y a
aucun rapport, ce semble, entre ce que dit ici David et ces paroles :
«Épargnez mon fils Absalom,» non plus qu'entre ce qu'il dit après avoir appris
sa mort : «Qui me donnera de mourir pour toi» ? (2 R 18,5 et 33). D'un
côté en effet, c'est la voix de la nature qui se fait entendre, de l'autre, il
parle sous l'inspiration de l'Esprit saint. Mais qu'il ait en vue Absalom ou
Achitophel, appliquons-nous à méditer ces paroles, car je ne m'occupe pas
autrement des personnes.
13. Quel enseignement nous est donc ici donné ? C'est que celui qui creuse
une fosse sous les pas de son prochain y tombera lui-même. De même que les
femmes en couches sont déchirées par les douleurs de l'enfantement, ainsi celui
qui tend des pièges à son prochain, avant même qu'il ait pu lui nuire, est le
premier en proie à ces déchirements violents, aux douleurs les plus aiguës.
C'est pour nous faire comprendre tout ce que ces douleurs ont d'affreux, que le
roi-prophète les compare aux douleurs de l'enfantement. En effet, c'est la
comparaison dont se sert la sainte Écriture, quand elle veut exprimer une
douleur insupportable. «Les douleurs de l'enfantement, est-il dit dans l'Exode,
saisirent les habitants de la Palestine» (Ex 15,14); c'est-à-dire la crainte,
l'épouvante, la douleur et la souffrance. Saint Paul emploie la même comparaison
dans les paroles suivantes : «Lorsqu'ils diront : Paix et sécurité,
alors une ruine soudaine les surprendra, comme une femme est surprise par les
douleurs de l'enfantement.» (1 Th 5,3). L'apôtre veut ici nous faire comprendre
deux choses : la rigueur intolérable du mal et son irruption subite. Ézéchias
exprime la même idée lorsqu'il dit : «Les enfants sont venus à terme, et la
mère n'a pas eu la force de les mettre au monde.» (Is 37,3). Il veut marquer par
cette comparaison tout ce que la crainte et la souffrance ont d'amer et de
déchirant; c'est ce que fait ici le roi-prophète. En effet, quelque nombreux que
soient les crimes qu'un homme a commis, le jugement de la conscience n'est pas
détruit; car il est naturel et c'est Dieu Lui-même qui l'a gravé dès le
commencement au fond de notre âme. Malgré tous nos efforts, Il est au dedans de
nous, Il fait entendre sa Voix, Il nous punit, Il nous condamne; et il n'est
personne de ceux qui vivent dans le crime, qui n'ait à souffrir des douleurs
sans nombre, lorsqu'il médite de faire le mal, et lorsqu'il exécute ses mauvais
desseins. Quel homme fut plus criminel que le roi Achab ? Et cependant voyez
quelle douleur il éprouva lorsqu'il eut convoité la vigne de son voisin Naboth !
(3 R 21,4). Il était roi, tout lui obéissait, personne n'osait le contredire, et
cependant parce qu'il ne peut soutenir la voix de sa conscience, il rentre dans
son palais triste, abattu, déconcerté, les yeux couverts d'un sombre nuage,
portant gravé sur ses traits le jugement accusateur de sa conscience, et ne
pouvant dissimuler la douleur de son âme. C'est dans cet état que sa femme le
surprit. Voyez encore le traître disciple après le crime énorme dont il s'est
rendu coupable, il ne peut supporter la douleur que lui cause le jugement de sa
conscience (Mt 28,5), il se pend et finit ainsi ses jours. (Ac 1,8). Mais
de même que l'âme coupable est en proie à d'indicibles tortures, de même l'homme
vertueux jouit d'un calme profond et d'une tranquillité parfaite; soyez-en
vous-même le juge.
Voici un homme qui veut se venger d'un outrage qu'il a reçu, ou commencer le
premier une injuste agression, voyez à quelles dures épreuves il se condamne. Il
est rempli de fureur, déchiré par la colère, mille pensées tumultueuses
s'agitent dans son esprit, il hésite entre mille voies diverses, il est assiégé
de craintes, d'appréhension et d'effroi. La colère partage son esprit, la
crainte livre son âme au trouble et à l'irrésolution : comment pourra-t-il
accomplir ses desseins ? Comment pourra-t-il se venger ? Et il se perd ainsi
lui-même avant de faire le moindre mal à celui qu'il veut perdre. Au contraire,
celui qui bannit la colère de son coeur, s'affranchit en même temps de tous ces
maux et cela se conçoit; car tout ici dépend de lui seul, et il n'a qu'à vouloir
et tout s'exécute. Il n'en est pas ainsi du premier, il lui faut choisir le
temps, le lieu, avoir recours à la ruse, à la méchanceté, aux armes, aux
expédients, aux injures, aux basses flatteries, à la dissimulation. Vous voyez
comme la vertu est facile, et que de difficultés au contraire présente le vice;
quel calme dans la vertu, quel trouble et quelle agitation marchent à la suite
du vice ! C'est cette vérité que le roi-prophète veut nous enseigner par ces
paroles : «Voici qu'il a enfanté l'injustice, il a conçu la douleur et
enfanté l'iniquité.» Il nous apprend ainsi que l'injustice n'est pas dans notre
nature, mais qu'elle lui est étrangère. C'est pour cela qu'elle nous est tant à
charge et nous cause de si vives douleurs, tant que nous en subissons l'empire.
Ainsi, tant que l'enfant n'a pas atteint sa formation, il reste attaché au sein
de sa mère, selon les lois de la nature, et il y demeure sans causer aucune
douleur. Mais lorsque son organisation est complète, s'il reste plus longtemps
dans le sein maternel, c'est contre les lois de la nature, et les douleurs de
l'enfantement se font sentir. Aussi la nature contrariée s'efforce de l'expulser
comme ayant accompli son oeuvre et ne pouvant plus le supporter davantage. Mais
dans l'ordre de la nature, la conception précède les douleurs de l'enfantement,
ici au contraire, le méchant enfante, puis il conçoit et met au jour.
Pourquoi cette inversion ? C'est que dans les enfantements naturels la
douleur accompagne l'enfantement, tandis qu'ici elle se fait sentir tout
d'abord. En effet, aussitôt qu'on s'arrête à une pensée criminelle, avant même
qu'elle ait fait une profonde impression sur l'esprit, elle y répand le trouble
et le désordre. Le germe, une fois déposé dans le sein de la femme, se développe
et forme l'être organisé qu'elle doit enfanter. Mais pour les artisans de
desseins perfides, une pensée tombe aujourd'hui dans leur esprit, et demain une
autre, ce sont des semences innombrables de mal, et tous les jours de nouvelles
conceptions et de nouvelles douleurs qui donnent la mort à l'âme qui les
enfante. Car cet enfantement ne ressemble point aux enfantements naturels, il
est pareil à celui des vipères, dont les petits déchirent et mettent en pièces
le sein qui les engendre; ainsi fait l'iniquité et l'injustice. Mais malgré tous
nos efforts, nous ne pourrons jamais exprimer par la parole, les tourments et
les peines auxquels se condamnent les méchants. Aussi l'auteur des Proverbes
dit : «Le méchant seul épuisera tous les maux.» (Prov 9,12). Qu'y a-t-il en
effet de plus malheureux que celui qui est dominé par l'envie, et de plus
misérable que celui qui tend des pièges à son prochain ou qui désire s'emparer
de ses biens ? Toutes ces passions déchirent l'âme plus violemment que ne
pourrait faire le plus cruel bourreau.
14. C'est donc avec raison que le roi-prophète a comparé ces pensées aux
douleurs de l'enfantement. C'est par suite des relations conjugales que les
femmes enfantent; si les corps des parents sont sains, les corps qui naîtront
d'eux le seront également; mais s'ils renferment quelque principe vicieux ils le
transmettent à leurs enfants : or il en est de même pour nos pensées. Si
vous vivez dans la société des bons, votre âme ne produira que de bonnes
pensées, mais si vous vous liez avec les méchants, cette union sera pour vous
féconde en maux de tout genre. Écoutez donc ce que dit le prophète : «Sous
l'impression de ta Crainte, nous avons conçu, nous avons été comme en travail,
et nous avons enfanté l'esprit du salut.» (Ps 26,18). Mais pour ceux qui sont du
parti du démon : «Ils ont fait éclore des oeufs d'aspic, et ils ont formé des
toiles d'araignée. » Is., 59, 5. Fuyons donc le commerce des méchants. Quelle
n'est pas notre folie de ne point vouloir, lorsque nous le pouvons, concevoir et
enfanter sous la céleste influence des préceptes divins, mais de rechercher avec
empressement le commerce des méchants, semblables en cela à une femme qui
pouvant s'unir à un roi refuserait cette alliance, et choisirait pour époux un
brigand et un voleur de profession ? «Il a ouvert une fosse et l'a creusée,
et il tombera dans la fosse qu'il avait faite» (Ibid. 6). Le roi-prophète a de
nouveau recours aux expressions métaphoriques; par la comparaison de
l'enfantement il a voulu nous faire comprendre la douleur des méchants, et par
la comparaison d'une fosse, il nous fait entendre combien leur délivrance sera
difficile. «Il tombera dans la fosse qu'il a creusée.» C'est ce que dit un autre
auteur inspiré : «Celui qui creuse une fosse sous les pas de son prochain y
tombera le premier» (Prov. 26,27). Or, c'est un nouveau trait de la Bonté divine
d'attacher aux desseins artificieux cette destinée fatale qui fait tomber les
traîtres dans leurs propres filets, afin que cette considération les détourne de
faire la guerre à leur prochain, et de lui tendre des embûches. C'est ce qui
s'est vérifié dans la personne de Moïse. Il était destiné à une mort certaine et
il fut sauve, et Pharaon périt par la voie qu'il avait prise pour faire périr
les enfants des Hébreux. Il avait ordonné de les mettre à mort, et la mère de
Moïse, forcée par la crainte d'obéir à cet ordre, avait exposé son enfant, mais
la fille de Pharaon ayant fait retiré du fleuve la corbeille de jonc, et y ayant
trouvé cet enfant, le fit élever, et ce Moïse, devenu grand, fut la cause de la
ruine des Égyptiens. La Sagesse de Dieu brille ici de tout son éclat; les
méchants peuvent puiser dans cette conduite une leçon salutaire, et ceux qui
échappent à leurs persécuteurs un profond sentiment de joie.
L'illustre Joseph est un exemple de la même vérité. Ses frères qui l'avaient
réduit en servitude furent soumis à mille épreuves; loin de nuire à leur frère
ils contribuèrent à son élévation et supportèrent seuls les suites fâcheuses de
cet événement tragique. Je pourrais donner un plus grand développement à ces
réflexions, je me contente de vous dire : Considérez cette vérité dans ceux qui
vous entourent. Un homme s'est emparé des biens d'autrui ? Il s'est perdu
lui-même. Souvent son action a tourné au profit de celui qu'il avait dépouillé,
tandis que lui-même a livré son âme a une ruine assurée. Un autre a commis une
injustice ? Il s'est enfoncé un glaive dans l'âme; le véritable mal n'est point
pour celui qui reçoit l'outrage, mais pour celui qui en est l'auteur. Voilà
pourquoi saint Paul exhorte les chrétiens à souffrir qu'on leur fasse tort,
plutôt que d'en faire eux-mêmes. (1 Cor 6, 7) Jésus Christ Lui-même
nous commande de ne point rendre le soufflet que nous recevons, mais d'aller
au-devant même de l'outrage qu'on veut nous faire (Mt 5, 39). C'est la preuve
d'une grande force d'âme, c'est là ce qui forme à la patience, c'est là ce qui
donne à l'âme une vigueur extraordinaire et la rend supérieure à toutes les
agitations. Celui qui fait tort à son prochain, qui le frappe ou l'outrage est
le premier victime de sa passion et en devient l'esclave. Il paraît ne faire de
mal qu'à son frère, mais il est en proie lui-même à des maux bien plus cuisants,
et il se réduit à la dernière des servitudes. «La douleur retournera sur
lui-même, et son injustice descendra sur sa tête» (Ibid. 17). Les
interprètes appliquent ces paroles à Achitophel et à Absalom, dont la tête à
tous deux fut dévouée particulièrement au supplice. Achitophel, en effet, se
pendit, et Absalom, passant sous un arbre, fut retenu par sa chevelure, et
demeura suspendu pendant un assez long temps. Judas lui-même se pendit de
désespoir, convaincu qu'il avait par son crime attiré ce malheur sur sa tête.
Achitophel ayant bien prévu que David serait victorieux, s'étrangla de ses
propres mains. Pour Absalom, ce fut contre sa volonté qu'il fut suspendu à un
chêne, et il n'expira point sur-le-champ, mais il demeura comme exposé devant un
tribunal et attaché à cet arbre. Par un juste jugement de Dieu, il resta ainsi
suspendu très longtemps, pendant que le jugement de sa conscience venait ajouter
à son supplice. Il désirait plonger son glaive dans le sein de son père; et
malgré cela David suppliait ses gens d'épargner la vie de son fils. Il était si
fort au-dessus de la vaine gloire qu'il pleura amèrement la mort de ce fils
rebelle.
Pour bien vous convaincre du reste que les desseins et l'habileté des hommes
ne furent ici pour rien, mais que tout s'est fait par suite d'un jugement divin,
ce sont les cheveux et les branches de l'arbre qui retinrent Absalom lié, et ce
fut un animal sans raison qui le conduisit au supplice; sa chevelure tint lieu
de corde, un chêne servit de gibet, et sa mule fit l'office de soldats. Et chose
vraiment étonnante, il demeura ainsi suspendu un long espace de temps sans
qu'aucun des siens osât venir le délivrer. C'était le Dessein de Dieu qu'il ne
fût point détaché de l'arbre, ni amené chargé de chaînes à son père, parce que
le coeur paternel de David avait manifesté pour lui une trop grande indulgence.
Et ce qu'il y a ici de plus admirable, c'est qu'Absalom reçoit le coup de la
mort de la main de celui qui l'avait autrefois réconcilié avec son père, et qui
devient pour lui un accusateur rigoureux. Toutefois en lui donnant la mort, Joab
ne faisait qu'exécuter la sentence que Dieu lui-même avait portée.
15. Voulez-vous une preuve que cette sentence est sortie de la Bouche de Dieu
? La voici. Après avoir dit : «Son injustice descendra sur sa tête, le
roi-prophète ajoute : «Je rendrai gloire au Seigneur, à cause de sa Justice, et
je chanterai le Nom du Très-Haut.» (Ibid.18). Rendons grâces à Dieu, dit-il, non
point en «nous réjouissant de la mort de nos ennemis, mais en nous soumettant au
juste Jugement de Dieu. Mais qui peut rendre grâces à Dieu selon sa Justice ?
qui peut Le louer d'une manière digne de lui ? Personne. Que signifient ces
paroles : «Selon sa Justice ?» C'est-à-dire à cause de sa justice : «Et je
chanterai le Nom du Très-Haut.» Car c'est à Lui et non pas à moi que revient
toute la gloire de la victoire et du triomphe. Lorsqu'un roi revient victorieux
de la guerre, les choeurs qui célèbrent ses louanges reportent sur Lui tout
l'honneur de la victoire, c'est ce que je veux faire moi-même, dit David. Aussi
il ne dit pas : «je chante» mais «je chanterai» pour nous apprendre qu'il ne met
point en oubli les bienfaits qu'il a reçus, et que loin d'en perdre le souvenir,
ils sont toujours l'objet de ses pensées. Ce n'est pas que Dieu ait besoin de
notre reconnaissance, c'est à nous-mêmes qu'elle est utile et profitable. C'est
ainsi qu'Il recevait autrefois les sacrifices, sans en avoir aucun besoin «Si
J'avais faim, irais-Je te le dire ?» (Ps 49,12), mais pour amener les hommes à
lui rendre l'honneur qui lui est dû; aussi reçoit-Il leurs hymnes et leurs
chants, sans avoir besoin de nos louanges, et uniquement dans le désir qu'Il a
de notre salut.
Dieu, en effet, n'a rien tant à coeur que notre progrès dans la vertu.
Or rien n'est plus propre à nous y faire avancer que d'être toujours dans
un saint commerce avec Dieu, de Lui rendre de continuelles actions de grâces et
de chanter assidûment ses louanges; et chanter les louanges de Dieu, c'est
admirer sa Justice et sa Patience. Et où paraît donc, me direz-vous, la Patience
de Dieu dans la mort de l'usurpateur ? Peut-elle être plus grande et plus
éclatante ? Dieu le supporta longtemps, pour l'amener au repentir; Il le laissa
s'emparer des palais royaux, afin qu'en voyant la maison où il avait été nourri
et élevé, et les insignes du roi son père, il conçût un vif regret de son crime.
S'il n'eût pas eu des instincts féroces et un coeur de pierre, tout ce qu'il
avait sous les yeux devait le toucher profondément; la table où il s'asseyait à
côté de son père, la maison, la salle même où on l'avait réconcilié avec lui
après le meurtre qu'il avait commis, et mille autres considérations qui auraient
dû l'attendrir. Car il avait appris que son père errait en fugitif sans demeure
certaine, et qu'il était réduit à la dernière détresse. Si tant de motifs réunis
n'étaient point capables de le toucher, ne devait-il point réfléchir en
apprenant la fin tragique d'Achitophel qui venait de se pendre, et se repentir
de ses desseins criminels ? Car il n'ignorait pas le triste sort de son ami. Et
qu'avait-il à reprocher à son père pour légitimer sa révolte ? Qu'il lui avait
défendu de se présenter devant lui. Ne devait-il pas au contraire être rempli
d'admiration et de reconnaissance de ce que David lui avait pardonné le meurtre
de son frère ? Ainsi, sans que rien pût autoriser sa révolte, et obéissant
uniquement à une ambition aussi violente qu'inopportune, alors que son père
était parvenu à la vieillesse et que l'attente ne devait pas être longue,
Absalom ne voulut point tarder d'un seul instant. Mais comment ne lui vint-il
pas à la pensée que fût-il même victorieux, il mènerait la vie la plus
misérable, et que sa victoire elle-même le rendrait un objet d'exécration et
d'horreur?
16. Où sont maintenant ceux qui se lamentent sur leur pauvreté ? Quelle
indigence, quelle maladie, quelle douleur ne sont pas mille fois plus douces
qu'un semblable sort ? David ne récrimina pas en lui-même, il ne s'abandonna ni
à l'indignation, ni aux plaintes. On ne l'entendit point dire : Je reçois une
belle récompense, moi qui passe le jour et la nuit à méditer sa loi; du faîte
des honneurs je suis tombé au dernier degré de l'opprobre, et moi qui ai
toujours épargné mes ennemis, je suis tombé entre les mains d'un fils rebelle.
David s'abstint de toute parole, de toute pensée de ce genre, il supporta toutes
ces épreuves avec sagesse et courage, n'ayant qu'une seule consolation au milieu
de ses malheurs, c'est que Dieu n'ignorait rien de ce qui se passait. Lorsque
les trois enfants disaient à Nabuchodonosor : «Quand Dieu ne voudrait pas nous
délivrer, sachez, ô roi, que nous n'honorons pas vos dieux, et n'adorons pas la
statue d'or que vous avez élevée» (Dn 3,18).Si on leur eût demandé : Dans quelle
espérance affrontez-vous le trépas ? Qu'attendez-vous, qu'espérez-vous après la
mort (car l'espérance de la résurrection n'était pas alors bien affermie)
? - ils auraient fait cette réponse : La plus grande récompense à nos
yeux, c'est de mourir pour Dieu. De même la plus grande consolation pour David
c'est que Dieu connaissait ses malheurs et ne les empêchait pas. Un homme qui
aime, donnerait mille vies pour la personne qu'il aime, lors même qu'il n'en
attendrait rien après la mort. Ainsi devons-nous être prêts à tout souffrir pour
Dieu Lui-même, plutôt que pour le royaume des cieux et dans l'espérance des
biens futurs. Mais il en est qui sont si nonchalants, si insensibles, que
l'attrait des récompenses ne suffit pas pour leur faire embrasser la vertu. Ils
n'écoutent pas Dieu qui leur promet le royaume des cieux; ils aiment le démon
qui ne peut leur donner que l'enfer. Est-il une folie plus déplorable ? Mais,
que dis-je, qu'il ne peut donner que l'enfer ? Avant même d'y précipiter ses
victimes, il ne leur donne en partage ici-bas que la douleur, l'opprobre, la
dérision et des tourments innombrables; et cependant on accourt en foule autour
de lui. Considérez l'adultère, voyez s'il est un homme plus malheureux que lui;
avant même le supplice de l'enfer tout lui est crainte et soupçon, une ombre le
fait trembler, il n'ose regarder personne en face, il redoute tous les hommes,
ceux qui connaissent son crime comme ceux qui l'ignorent, il voit partout des
glaives aiguisés, le coup de la mort suspendu sur sa tête, des licteurs, des
tribunaux. Combien différent est le sort de la continence, quelles que soient
ici-bas ses épreuves ! L'homme chaste goûte toujours les plaisirs les plus purs,
l'adultère est toujours dans la douleur et les ténèbres.
Nous pouvons encore voir l'application de cette vérité dans les esclaves de
la colère et dans ceux qui s'en rendent maîtres, dans les ravisseurs du bien
d'autrui, et dans ceux qui donnent, ou pour parler plus justement, qui
prodiguent leurs propres biens pour Dieu. Les uns sont assis tranquillement dans
le port; les autres entraînés sur la mer orageuse de cette vie, sont tous les
jours le jouet de ses flots agités. Mais en outre considérez quelles sont les
souffrances de l'avare lorsqu'il arrive à la vieillesse, qu'il voit que sa
passion va s'éteindre sans avoir été satisfaite, et que la mort le menace de
jour en jour. Qu'il en est bien autrement de l'homme vertueux ! La vieillesse ne
lui apporte que joie et douceur, car loin que ses jouissances touchent à leur
terme, elles se présentent à lui comme dans leur fleur. Pour les adultères donc,
pour les impudiques, pour les avares, pour les hommes sensuels, la vieillesse
est la fin des jouissances, tandis qu'elle devient pour les amis de la vérité le
principe et la source des plus pures délices. Aussi, avant l'enfer et les
souffrances qu'on y endure, il y a ici-bas pour l'âme un supplice déjà bien
cruel. Pleins de ces pensées, fuyons le mal, pratiquons la vertu, aimons Dieu,
non pour les biens qu'Il donne, mais pour Lui-même. C'est ainsi que dans cette
vie nous suivrons la voie qui conduit à la vertu, voie qui est étroite pour la
nature, mais qui s'élargit au gré des voyageurs, et au sommet de laquelle nous
demandons à Dieu de nous faire parvenir par la Grâce et la Bonté de notre
Seigneur Jésus Christ à qui est la gloire dans les siècles des siècles.
Amen.
- Jean Chrysostome