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Francis A.
Schaeffer
Nous avons le privilège de pouvoir vous offrir la version
intégrale du livre de Francis A. Schaeffer "Démission de la raison". Nous
remercions chaleureusement l'éditeur, La Maison de la Bible, de nous avoir donné
cette autorisation. Vous pouvez commander cet ouvrage à cmd@bible.ch ou voir le catalogue à http://www.bible.ch
Titre de l'original : Escape from reason © Intervarsity
Press, Londres, 1968 © La Maison de la Bible, Genève
1971 Traduction revue : Pierre Berthoud, 5e édition, 1993
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Chapitre
6
La
Folie
Nous n'avons pas encore épuisé le sujet du "saut" ! Ce défi lancé à la raison
existe dans plusieurs autres domaines. Il faut citer un ouvrage de Michel
Foucault (1926 – 1984), Maladies mentales et psychologie
(Presses Universitaires de France, 1963). Dans la recension du livre paru dans
The New Review York of Books (3 novembre 1966), intitulé "Eloge de la folie", le
critique Stephen Marcus, de l'Université de Columbia, écrit : "Ce que Foucault
conteste en définitive, c'est l'autorité même de la raison ... Et en cela, il
représente l'une des tendances majeures de la pensée contemporaine. Son refus de
croire au pouvoir transcendantal de la raison met en relief l'une des grandes
vérités de notre temps : à savoir que le XIXe siècle n'a pas su tenir ses
promesses".
En d'autres termes, les héritiers du siècle des Lumières s'étaient engagés à
unifier de façon rationnelle le champ (les deux "niveaux") de la connaissance.
Foucault soutient, à juste titre, que le XIXe siècle n'a pas tenu sa promesse.
Et le critique ajoute : "C'est là l'une des raisons qui l'amènent à se
tourner vers les artistes et les philosophes fous et à demi-fous de notre
époque. Leurs propos mettent notre monde en accusation; au travers de leur art –
expression de leur folie –, ces penseurs accentuent la culpabilité du monde et
contraignent celui-ci à reconnaître sa faillite et à se réformer. On doit,
en toute bonne foi, admettre la justesse et la force de ces observations sur la
pensée contemporaine. Nous vivons à une époque qui en arrive à se croire
postérieure à tout : post-moderne, post-historique, post-sociologique,
post-psychologique ... Nous avons rejeté les systèmes philosophiques des XIXe et
XXe siècles ; nous les avons dépassés sans pour autant les transcender par une
nouvelle vérité, ni même découvrir un système de valeurs qui les égale et puisse
leur succéder."
En d'autres termes, les rationalistes n'ont trouvé aucune solution au
problème de l'unité du champ de la connaissance et n'ont aucun espoir de la
découvrir. Et Foucault pousse la pensée de Rousseau jusqu'à sa conclusion
logique : la liberté "autonome" n'est atteinte que dans la folie. Aussi,
vive la folie, car alors on est libre ... !
l'irrationnel – la liberté réelle est dans la folie
------------------------------------------------------- le rationnel –
l'homme est mort
On pourrait objecter que cette conception est uniquement celle de Foucault et
du critique Stephen Marcus et qu'elle n'a, de ce fait, aucune importance parce
qu'elle est extrême. Pourtant celui qui s'adonne sérieusement à la drogue
contracte volontairement et, nous l'espérons, temporairement, une maladie
mentale. Les effets de la drogue et la schizophrénie sont sensiblement
les mêmes, ce qui a été compris par beaucoup dans les années 60.
Foucault n'est pas très éloigné du philosophe Aldous Huxley; et il n'est pas non
plus isolé au point de ne pouvoir nous donner une juste compréhension de la
pensée contemporaine. Lui aussi nous permet de prévoir quel sera
l'aboutissement du système de dichotomie et de dualité, dans lequel l'espoir est
dissocié de la raison : la démission pure et simple de la raison.
A noter qu'entre les années 60 et 80 bien des choses
ont changé dans les motivations, et les personnalités comme Foucault sont rares.
Mais pour bien comprendre les années 80, il importe de se rappeler que leur
situation ne s'explique qu'à la lumière de ce qui s'est produit sur le plan de
la réflexion dans les années 60. Cependant, aujourd'hui, des comportements
nouveaux surgissent, qui affectent plus ou moins le système même.
Le "niveau supérieur"
au cinéma et à la télévision
Ce système monolithique existe également dans le cinéma et la
télévision. Des cinéastes de talent, tels que Bergman, Fellini,
Antonioni et Slesinger, de même que les cinéastes parisiens
d'avant-garde ou les "Double-Neos" en Italie, ont tous le même message. Les gens
demandent souvent qui présente le meilleur programme : la télévision américaine
ou la BBC ? Que préférez-vous ? Vous divertir à en mourir, ou être tué par des
coups savamment portés ? Telle semble être l'alternative. La BBC est peut-être
meilleure dans la mesure où elle est plus sérieuse, mais elle est entièrement
acquise à la mentalité du XXe siècle. J'ai eu l'occasion de suivre le programme
télévisé dans lequel on a utilisé, pour la première fois, l'équivalent du mot de
Cambronne, événement qui a fait grand bruit. Il révèle, à lui seul, que l'on
s'est écarté des anciens critères : mais si l'alternative nous était offerte et
que nous devions vraiment choisir, il serait préférable d'entendre dix mille
fois le mot de Cambronne plutôt que de subir l'infiltration subtile de la
pensée du XXe siècle, telle qu'elle est pratiquée par la télévision. Le
plus grave est que les populations se sont laissées pénétrer par cette mentalité
contemporaine sans être capables de se rendre compte de ce qui leur arrivait.
C'est ainsi que ce mode de penser a facilement atteint aussi bien la masse
que l'élite intellectuelle.
Bergman a déclaré que tous ses premiers films
avaient pour but d'enseigner l'existentialisme. Puis il en est venu à penser,
comme Heidegger avant lui, que cette philosophie était
inadéquate. Son film Le silence manifeste ce changement. Il
exprime l'idée que l'homme est mort et il inaugure un nouveau genre de cinéma.
L'oeil de la caméra photographie ce qui se passe dans la vie et en souligne le
caractère absurde en des termes qui n'ont rien d'humain. Le film est une
succession d'images sans aucun discours humain.
Cette conception se retrouve chez les écrivains nihilistes
(black writers) de notre époque. C'est elle qui a conféré son importance au
livre De sang froid (1967) de Truman Capote (1924 – 1984). Presque
tous les critiques se sont accordés pour reconnaître l'absence de tout
jugement moral dans ce livre. L'auteur se borne à relater les faits – "II a
ramassé l'arme du crime et a fait ceci et cela." – exactement comme le ferait un
ordinateur raccordé à l'oeil de la caméra.
Cependant, la plus étonnante affirmation du cinéma moderne n'est
pas celle de la mort de l'homme (au "niveau inférieur"), mais la puissante
expression de la condition humaine au "niveau supérieur" après le "saut".
Parlons d'abord du film L'année dernière à Marienbad. Son
producteur a expliqué son projet qui justifie la présence de corridors
interminables et l'absence de suite logique dans les séquences. Si l'homme est
mort au "niveau inférieur", une fois le "saut" non-rationnel accompli, il est
privé, au "niveau supérieur", de toute valeur et de tout principe. Car les
valeurs, les principes, appartiennent au domaine de la raison et de la logique.
Il n'y a donc plus ni vérité, ni contre-vérité qui en soit l'anti-thèse, ni
bien, ni mal. L'homme va à la dérive.
Juliette de l'esprit est un film du même genre. Un
étudiant m'a dit qu'il allait revoir ce film pour la troisième fois afin d'y
distinguer le réel de l'imaginaire. Je n'avais pas vu ce film à l'époque, mais
je l'ai vu depuis dans un petit théâtre de Londres. Si je l'avais vu plus tôt,
j'aurais dit à cet étudiant de ne pas chercher plus longtemps. On pourrait voir
ce film mille fois sans parvenir à faire la part du réel et de l'imaginaire, car
il est justement construit pour empêcher le spectateur d'y parvenir. Il n'y a
plus aucune valeur, aucun principe. Impossible de distinguer le réel,
l'illusoire, le psychologique ou la folie.
Blow up, le film d'Antonioni, est de la
même veine. Il présente l'homme moderne, au "niveau supérieur", dénué de
principes et de valeurs, et il souligne qu'une fois la dichotomie entre les
"deux niveaux" acceptée, peu importe ce que l'on place au-dessus de "la ligne".
Le
mysticisme au "niveau supérieur"
Un mysticisme sans objet, tel que nous l'avons précédemment
désigné, est donc un mysticisme dépourvu de valeurs. Il s'exprime indifféremment
en termes religieux, laïques, au moyen de systèmes de symboles artistiques
divers et même par la pornographie.
Ceci reste valable pour la théologie
nouvelle. Sous "la ligne", l'homme comme Dieu sont rationnellement
morts. Les théologiens de "la mort de Dieu" ont déclaré nettement qu'il est
inutile de parler de Dieu au "niveau supérieur" puisque nous ne savons rien de
lui, et qu'il vaut mieux avouer honnêtement que Dieu est mort. Après notre
analyse de la pensée contemporaine, on comprend aisément pourquoi ces
théologiens se sont lassés de jouer le jeu et ont renoncé à employer des termes
religieux sans contenu, pour aboutir à la conclusion logique que Dieu est mort.
La théologie libérale radicale propose donc le schéma que voici :
non-rationnel la connotation
du mot "Dieu" pas de contenu concernant Dieu
pas de Dieu
personnel ------------------------------------------ rationnel Dieu
est mort l'homme est mort
Au "niveau supérieur", le mot "Dieu" ne correspond à rien de
réel. Tout ce qu'ils ont à offrir, c'est une réponse
fondée sur le sentiment que ce mot éveille. La théologie radicale
doit désormais se contenter de cet "autre" dont parle la philosophie, cet
infini, ce grand tout parfaitement impersonnel. Cette démarche rapproche
l'Occident de l'Orient. La théologie nouvelle a perdu le Dieu unique, à la fois
infini et personnel, celui de la Révélation biblique et de la Réforme. Il ne lui reste plus, bien souvent, que des mots vides de sens.
T. H. Huxley (1825 – 1895) a fait oeuvre de prophète en
ce domaine. En 1890, il a déclaré que le temps viendrait où les hommes
videraient la foi de tout contenu et, en particulier, le récit biblique de
l'époque pré-abrahamique. Il a ajouté: "N'ayant plus aucune base
factuelle, la foi se dresse, désormais, fière et inaccessible aux attaques des
infidèles." La théologie moderne,
après avoir fait sienne la dichotomie entre les "deux niveaux" et soustrait tout
ce qui relève de la foi au monde du vérifiable, se trouve maintenant dans la
position décrite par T. H. Huxley. Dans les années 80, elle diffère très peu de l'agnosticisme ou même de l'athéisme de la
fin du XIXe siècle.
Ainsi de nos jours, il y a antagonisme entre la foi
et la raison, entre la foi et la logique, entre le vérifiable et l'invérifiable.
Les théologiens préfèrent les connotations aux termes clairement définis
et les mots ne sont que de vagues symboles fort différents des symboles
scientifiques qui, eux, sont définis avec précision. La foi est, par
conséquent, inattaquable : elle peut être n'importe quoi; elle échappe à toute
discussion rationnelle.
Jésus, la bannière sans
contenu
La théologie de "la mort de Dieu" utilise encore le nom de
Jésus. Paul van Buren, par exemple, dans un ouvrage intitulé La
signification séculaire de l'Evangile, a écrit que le problème,
aujourd'hui, est que le mot "dieu" n'a plus de sens. Mais, à son avis, ce n'est
pas une grande perte, car nous avons tout ce qu'il nous faut dans l'homme Jésus-
Christ. Mais, ici, Jésus n'est plus qu'un symbole sans contenu. Le mot n'est
employé par les théologiens que pour ce qu'il évoque dans la mémoire de la race
humaine. Leurs théologies ne sont plus qu'un humanisme auquel le nom de Jésus
sert de bannière, dont la signification est celle qui leur plaît. Le mot
"Jésus", ou plutôt sa connotation, a glissé du "niveau inférieur" au "niveau
supérieur". Encore une fois, les termes employés au "niveau supérieur", même
s'il s'agit de termes bibliques, n'ont aucune importance, puisque le système est
fondé sur le "saut", la rupture entre les deux "niveaux" de la connaissance. En
voici le schéma:
l'irrationnel Jésus
------------------------------------- le rationnel – Dieu est mort
Les chrétiens ont donc à faire preuve d'une très grande
prudence. Dans le Weekend Telegraph, en date du 16 décembre 1966, Marghanita
Laski décrit les nouveaux mysticismes et se demande s'il est possible d'en
démontrer la fausseté ou la véracité. En fait, elle explique que les hommes sont
en train d'extraire la religion du domaine des choses sujettes à discussion et
de la placer dans celui où rien ne l'est parce qu'aucune preuve, positive ou
négative, n'y est à apporter.
Les "évangéliques" doivent se montrer prudents en face
de certains d'entre eux qui affirment que l'important n'est pas de prouver la
véracité ou la fausseté d'une doctrine, mais de rencontrer Jésus. Une telle
déclaration, qu'elle ait été ou non l'objet d'une analyse, relève du "niveau
supérieur".
l'irrationnel – rencontrer Jésus
------------------------------------ le rationnel – on ne se soucie pas
de prouver ou non les affirmations
Si nous pensons échapper à la grande contestation de
notre temps en minimisant les déclarations de l'Ecriture et en plaçant les mots
"Jésus" ou "expérience" au "niveau supérieur", nous devons nous demander s'il y
a vraiment une différence entre cette façon de procéder et celle de la théologie
nouvelle ou le mysticisme du monde séculier. La réponse est claire : il n'y en a
pas.
Si les affirmations placées au "niveau supérieur" n'ont plus
rien de rationnel et si l'on admet que l'Ecriture, spécialement lorsqu'elle
traite des questions relatives à l'histoire et à l'univers, échappe à toute
vérification, pourquoi préférer les conceptions des "évangéliques" à celles de
la théologie moderne ? Sur quelle base un tel choix serait-il fait ? Une
rencontre avec Vishnu ne serait-elle pas tout aussi valable ? Et pourquoi ne pas
chercher une telle "expérience", sans référence à quelque nom que ce soit, dans
la drogue ?
Il importe de bien comprendre que le système moderne forme un
tout et de discerner le sens des mots : dualité, dichotomie et "saut".
L'irrationnel – le "niveau supérieur" – peut revêtir toutes sortes d'expressions
: religieuses, séculières, morales ou non. Quoi qu'il en soit, ce qui
caractérise ce système, c'est que les termes employés au "niveau supérieur"
n'ont aucune importance, y compris le mot bien-aimé, Jésus.
J'en suis arrivé au point de craindre l'énoncé du mot "Jésus" –
ce mot si rempli de sens, pour moi, à cause de la personne du Jésus de
l'histoire et de son oeuvre –, car ce mot est devenu une bannière sans
signification sous laquelle nos contemporains sont invités à se ranger. N'étant
plus soumis aux critères de la Parole de Dieu et de la raison, le mot sert à
communiquer un enseignement contraire à celui de Jésus. C'est avec ferveur et
élan que l'on est invité, par la nouvelle morale, elle-même fondée sur la
théologie nouvelle, à suivre cette bannière. C'est suivre Jésus que de coucher
avec une personne de l'autre sexe, si cette personne a besoin de vous. Tant que
vous avez le souci d'être humain, vous "suivez" Jésus, même si – mais cela
vaut-il la peine de s'y arrêter ? – c'est en contrevenant à l'enseignement moral
de Jésus. Cela n'a aucune importance, car ce contenu rationnel de l'Ecriture se
situe au "niveau inférieur".
Nous vivons un moment effrayant où le mot
"Jésus" évoque trop souvent une réalité ennemie de sa personne et de son
enseignement. Aussi importe-t-il de se méfier d'une bannière vide de
sens, non parce que nous n'aimerions pas Jésus, mais justement à cause de notre
amour pour lui. Il faut donc combattre cette bannière qui évoque quelque chose
de très fort dans la mémoire collective et qui devient, de ce fait, un moyen de manipulation sociologique. Nous devons
également mettre en garde nos enfants spirituels.
Face à cette situation en rapide évolution, je me demande si
Jésus ne pensait pas à cela lorsqu'il annonçait qu'à la fin des temps il y
aurait d'autres Jésus. N'oublions jamais que l'ennemi, c'est l'Anti-Christ,
c'est-à-dire celui qui cherche à prendre la place du vrai Christ, et non une
apparence illusoire. Au cours des dernières années, ce "Jésus"-ci,
déconnecté de l'Ecriture, est devenu l'ennemi du Jésus de l'histoire, le Jésus
qui est mort et ressuscité, et qui va revenir, le Fils éternel de Dieu.
Soyons sur nos gardes. Si les "évangéliques" se mettent, à leur tour, à
accepter la dichotomie entre les deux "niveaux" de la connaissance et s'ils
considèrent possible une rencontre personnelle avec Jésus en dehors de
l'enseignement de l'Ecriture (même des parties vérifiables de celle-ci), ils se
retrouveront, sans l'avoir voulu, prisonniers, avec la génération montante, du
système moderne, système monolithique consensuel et englobant.
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