Personne n'est monté au ciel, sinon Celui qui
est descendu du ciel. Jean 3:13
Un soir je suis monté sur les sommets. La plaine,
Lorsque de ces hauteurs le regard s'y promène,
Est pareille au jardin d'autrefois, où tout dort.
Là-bas, sur les forêts, les coteaux, les
vallées,
S'assemblent des vapeurs, tristement étalées
Comme un vaste linceul étendu sur un mort.
La rumeur des cités n'atteint pas mes oreilles
Du sein de ce désert, dont aucun bruit ne sort;
Mais le ciel, constellé d'innombrables merveilles,
Déploie à mes regards, ô splendeurs
sans pareilles!
L'orbe glacé voguant sous les astres en feu.
La fraîcheur de l'espace inonde ma poitrine;
Mon esprit, transporté par la beauté divine,
S'envole dans les airs au sein du gouffre bleu,
Et fend d'un trait hardi ses impalpables ondes,
Explorateur ailé des oeuvres du grand Dieu.
Planant toujours plus loin dans ces sphères profondes.
Il contemple le jeu formidable des mondes,
Qui roule à l'infini dans le ciel sidéral;
Ah! comme du milieu des régions sereines,
Il méprise l'enfer des villes et des plaines
Et des humains, porteurs du stigmate fatal,
Condamnés par leur sort à croupir dans
la vase,
Sans pouvoir s'affranchir de leur bourbier natal.
Tout mon être ravi, dans cette nuit d'extase,
Débordait de bonheur, pareil à l'eau du
vase
Qui sort en bouillonnant de sa prison d'airain.
Et je criais, devant cette immense nature:
"S'il est, contre le mal, une retraite sûre,
C'est ta Création, ô Maître Souverain!"
Mais aussitôt la voix de Dieu se fit entendre
Et me parla tout bas, du fond du ciel serein:
L'Amour n'est pas ici, mon fils. Pour le comprendre,
Là-bas, dans ces brouillards, je t'invite à
descendre
Car il ne monte pas dans les airs comme toi.
Descends! Qu'entendras-tu? Des hurlements de rage
Des cris de désespoir; tu verras le carnage
De femmes et d'enfants... Du sang jaillit sur toi!
Horreur! un sang tout chaud qui t'éclabousse,
Jusqu'aux mors des chevaux qui reculent d'effroi.
Et tu devras ouïr ce que chacun raconte:
Les atroces forfaits, dont rougirait de honte
Le visage endurci du plus vil criminel;
Sous le rugissement des canons, des fusées,
Tu verras se ruer les foules abusées,
Conduites à la mort par le Maître cruel
Qui souffle aux coeurs sa haine, et, nourris de mensonges
Pousse à s'entr'égorger les meurtriers
d'Abel.
Et, devant ces horreurs dont la liste s'allonge,
Cauchemar d'épouvante, entrevu comme un songe,
Une immense pitié te remplira le coeur,
Oui, gémis sur eux tous, pleure, prie, intercède
A genoux devant moi! Mon Amour seul possède
Le baume souverain qui guérit la douleur;
Lui seul fera mûrir une moisson future
Sur les champs de carnage où le monde se meurt!
Mon Amour peut laver toute cette souillure,
Arracher à Satan sa triste créature,
Dans la nuit de son coeur faire briller le jour!
Va, du sang de l'Agneau proclamer l'efficace;
Descends vers eux, mon fils; va, dis-leur que la grâce
Descendit elle-même en cet affreux séjour;
Dis-leur, qu'en sa bonté, pour expier leurs crimes,
Dieu livra sur la croix le Fils de son Amour!
Puis tu remonteras jusqu'à moi sur les cimes
Heureux d'avoir goûté des choses plus sublimes
Que ma Création, aux immuables lois.
Si les astres des cieux te prouvent ma puissance,
De l'Univers entier dirigeant l'ordre immense
Dans ce monde souillé, tu peux lire à la
fois
Ma grâce souveraine, et la victoire unique
Dont la grandeur sans borne éclate sur la croix!
Parmi les rangs pressés de la foule angélique
Mes séraphins émus entonnaient leur cantique
Au jour où, d'un seul mot, l'Univers fut formé;
Mais je garde à mes fils les sphères éternelles:
L'Esprit, pour y monter, te donnera des ailes;
Mon Eden va s'ouvrir devant tes yeux charmés!
Vole, viens jusqu'à moi; plus près, plus
près encore,
Sur mon coeur paternel, mon enfant bien-aimé!
"Comme un petit oiseau gazouille avant l'aurore,
Sur mes lèvres déjà les chants voudraient
éclore;
Je cherche à moduler de timides accents...
Oui, Père, près de toi je vivrai d'âge
en âge;
De ton Fils glorieux je porterai l'image;
Mais, abrité déjà dans tes bras
tout-puissants,
Je puis, à mon Sauveur, offrir un faible hommage,
Et devant son autel brûler mon peu d'encens?"
Janvier 1915
Henri Rossier (1862 - 1928)
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